*
PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE (ABUS DE)
Denis Feldmann
David Madore a fondé avec quelques copains l'OCAPI
(Organisation Contre les Abus de la Propriété Intellectuelle), dont voici l'un
des textes fondateurs. Je me sens extrêmement concerné, en fait, ce qui est
assez curieux ; pourtant, je m'énerve beaucoup, mais je fais pas grand chose,
d'habitude. Mais là, je vais aller y voir de près. Bon, si vous me retrouvez un
jour en prison pour avoir démantelé un McDo virtuel bordant une autoroute (à
péage) de l'information, vous saurez que c'est ici que j'ai commencé ma dérive
antisociale...
*
MANIFESTE CONTRE LES ABUS DE LA « PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE »
David Madore
L'interdiction de la vente en France des DVD de zone 1, les
pressions sur la Communauté Européenne pour permettre la brevetabilité des
logiciels informatiques, le débat autour du prêt payant dans les bibliothèques,
l'extension avec effet rétroactif de 50 ans à 70 ans de
la durée de la protection des œuvres autres que musicales,
tous ces
signes, dont le dernier, la décision de taxer les CD inscriptibles vierges, est
sans doute le plus frappant, sont les marques les plus visibles d'une bataille
importante en train de se livrer.
Une bataille dont le public n'est encore que très mal
informé (ce qui permet, par conséquent, aux lobbies, ou groupes de pression,
d'exercer une influence d'autant plus grande sur les législateurs), mais dont
les enjeux sont de la plus haute importance,
puisqu'il s'agit de pas moins que
le contrôle de l'information —
quintessence de
la technologie du siècle à venir —
et de la liberté de communiquer de façon
générale.
La bataille de la « propriété intellectuelle ».
Qu'est-ce que la « propriété
intellectuelle » ?
Dans sa conception première, il
s'agissait d'un droit, soutenu notamment par Beaumarchais, destiné à protéger
l'auteur et ses justes intérêts contre les abus des éditeurs.
Dans son application actuelle, c'est
un moyen par lequel certains (et pas toujours les auteurs eux-mêmes)
s'attribuent, ou du moins tentent de s'attribuer, un monopole sur la diffusion
et la communication de certaines « informations »,
dans un sens extrêmement large (œuvres d'art, mais aussi
programmes informatiques, réalisations technologiques, techniques
industrielles, bases de données).
Entre ces deux conceptions, quel écart !
Écart qui semble
amené à se creuser toujours plus,
à mesure que les pressions
commerciales pour un droit toujours plus large et plus sévère de la «propriété
intellectuelle »
disposeront à leur gré des gouvernants faute
d'existence d'un contre-pouvoir.
C'est pour former ce contre-pouvoir,
contre les excès d'un droit de la « propriété intellectuelle » sans cesse plus
envahissant, plus contraignant et plus injuste, que nous nous élevons.
Sans remettre en question la notion
de droit d'auteur,
nous protestons contre les dérives qui font que les intérêts
d'une majorité sont balayés
au profit des privilèges monopolistiques d'un lobby minoritaire.
Nous montrerons d'abord pourquoi le terme même de «
propriété intellectuelle » relève d'une rhétorique partisane.
Nous examinerons ensuite la notion
de protection de l'investissement et les abus qui en résultent.
Notre troisième point sera de mettre
en relation le droit de certains à un monopole avec le droit dont les autres
sont ainsi privés, de façon à montrer que l'enjeu n'est pas sans
importance.
Nous évoquerons alors l'évolution des technologies et
l'exacerbation des antagonismes à laquelle elle a conduit.
Enfin, nous tenterons de suggérer de nouvelles solutions
pour concilier le juste souci des auteurs vis-à-vis de leur rémunération, avec
le droit de chacun à communiquer et à partager.
On aura sans doute remarqué l'emploi
des guillemets autour de l'expression « propriété intellectuelle ».
C'est qu'il y a dans cette dénomination un sous-entendu qui ne devrait pas être admis comme allant de
soi, à savoir que la « propriété intellectuelle » relève de la propriété,
et qu'à ce titre elle mérite d'être défendue au même degré que la propriété
matérielle.
On cherche donc à la faire passer pour un droit
imprescriptible et inaliénable de l'homme.
Il y a dans ce simple choix de terme
tout un programme dont la reconnaissance silencieuse nous prive du droit à le
contester.
Et avec ce choix viennent également
des jugements moraux sur ceux qui enfreignent le droit prétendu à la «
propriété intellectuelle » :
ceux qui ne la respectent pas
deviendraient ipso facto des « voleurs »
(témoins les campagnes publicitaires des défenseurs de la «
propriété intellectuelle » qui n'hésitent pas à utiliser une terminologie aussi
colorée).
Voilà une façon commode de couper
court à tout débat contradictoire, en déclarant, par un simple tour de
rhétorique, nuls (ou extrémistes) et irrecevables tous les arguments qu'on
pourra objecter.
Sans tomber dans cette rhétorique ainsi dénoncée, tentons de voir en quoi consiste au juste cette « propriété
intellectuelle ».
Le droit en question recouvre des domaines assez variés.
Il va du droit des auteurs,
c'est-à-dire la « propriété » littéraire et artistique
au droit des brevets, qui relève de la « propriété »
industrielle.
Entre les deux il existe ce droit
étrange qui protège les auteurs de logiciels, et qui est assimilé, à l'encontre
du sens commun, au domaine littéraire et artistique.
Les buts recherchés sont également assez variés,
allant d'un droit moral de
reconnaissance de paternité
à un droit purement financier de retour
d'investissement,
en passant par une protection de
l'œuvre elle-même contre le plagiat.
Dans tous les cas, il prend la forme d'un monopole garanti à
une certaine personne (l'artiste-créateur, mais aussi parfois l'interprète,
l'éditeur, l'héritier, l'employeur, l'investisseur) sur l'usage, la
reproduction, la diffusion, la publication, d'une certaine information dans un
sens large (œuvre littéraire, bien entendu, mais aussi base de données, logo,
technique industrielle,
idée dans un sens très vague — même
si le Code de la propriété intellectuelle exclut théoriquement la brevetabilité
des idées).
Bref, la « propriété intellectuelle » se résume en deux mots
:
« monopole » sur des «informations
».
Et on voit dès lors à quel point son champ est large et terrifiant.
Il n'est désormais plus aucune idée,
aucun concept, aucune création, qui naisse libre : toutes sont soumises à cette
« propriété » omniprésente.
COMPARONS MAINTENANT LA « PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE » À LA
PROPRIÉTÉ MATÉRIELLE.
En surface, il apparaît une ressemblance importante :
il s'agit de garantir à une personne
(le «propriétaire », qui n'a pas nécessairement de justification de
paternité) l'exclusivité de la jouissance sur un objet
matériel.
En vérité, cependant, les différences sont considérables.
D'abord, parce que la propriété
matérielle est correctement circonscrite : elle ne concerne que des objects
palpables et bien définis, ou des régions limitées de l'espace ;
tandis que la « propriété
intellectuelle » n'a aucune limite à son champ d'application.
Ensuite, parce que la notion de «
vol intellectuel » est un artifice rhétorique :
il s'agit de copie et non de
spoliation ;
et nous reviendrons abondamment sur ce point.
Enfin, parce qu'il est tout naturel
qu'un objet matériel appartienne à une seule personne, lorsqu'il ne peut en
être fait usage que par un seul :
le monopole en ce qui concerne la propriété naturelle est
inhérent, le droit ne faisant que codifier les modalités de sa répartition ;
tandis qu'en ce qui concerne
l'information, le monopole est artificiel et, nous espérons le montrer, nuisible dans son excès.
En raison de ces différences, nous
affirmons que la prétendue « propriété intellectuelle » n'est pas un droit
naturel.
Si je m'introduis chez quelqu'un et que je lui prends son
pain, je l'ai privé de quelque chose, et c'est de la spoliation, donc du vol.
Si j'utilise un appareil miraculeux qui me permet de
reproduire, molécule par molécule, le pain, et que j'emporte la copie, ai-je
volé le propriétaire ? Assurément non.
Le miracle de la multiplication des pains ne lèse pas le
propriétaire du pain original.
Or si pour ce qui est des pains, la
multiplication est fabuleuse, en revanche, pour les productions de l'esprit,
elle est une réalité banale :
les idées se reproduisent, les informations
se copient, les duplicata existent.
Nous avons donc là la différence fondamentale entre
propriété matérielle et « propriété intellectuelle » :
l'une n'assure qu'un droit sur une instance (un exemplaire),
bien délimitée, d'un objet,
l'autre garantit un privilège absolu
sur toutes les instances d'une information.
Il existe cependant bien un droit
naturel au regard de l'information.
Mais, de même que l'information n'est pas matérielle, ce
droit ne l'est pas non plus.
Il s'agit d'un droit, non à la
propriété, mais à la paternité.
Il s'agit du droit moral d'être reconnu comme
auteur d'une création dont on est le créateur, comme le concepteur d'une
invention dont on est l'inventeur.
C'est là un droit de reconnaissance, un droit de vérité,
effectivement reconnu par les législateurs, mais il n'est pas opposable à la
jouissance de la création par autrui.
S'il faut faire une comparaison évidente mais éclairante, la paternité reconnue sur un enfant par ses géniteurs (ou
parents adoptifs) n'entraîne évidemment pas de propriété sur cet enfant,
et on voit dès lors à quel point la rhétorique de la « propriété »
intellectuelle est douteuse.
Qu'on permette, pour étayer le propos, de citer assez
longuement l'auteur de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis, que l'on
peut difficilement accuser de ne pas accorder une grande importance à la
propriété privée :
« Certains (en Angleterre notamment) ont prétendu que les
inventeurs ont un droit naturel et exclusif vis-à-vis de leurs inventions, et
non seulement pour la durée de leur vie, mais transmissible à leurs héritiers.
Mais s'il est discutable de savoir si l'origine de toute
propriété provient de la nature, il serait étrange d'admettre un droit naturel,
et même un droit transmissible, aux inventeurs. (…)
La possession stable est le produit de la loi sociale, et
elle est d'arrivée tardive dans le progrès de la société.
Il serait donc curieux qu'une idée, fermentation fugace d'un
cerveau individuel, puisse, de droit naturel, être prétendue comme propriété
exclusive et stable.
Si la nature a fait une chose moins susceptible que les
autres à la propriété exclusive, c'est ce
résultat du
pouvoir de la pensée qu'on appelle une idée, qu'un individu peut posséder de
façon exclusive tant qu'il la garde pour lui-même ; mais dès l'instant où elle
est dévoilée, elle devient la possession de tous, et celui qui la reçoit ne
peut pas s'en déposséder.
Sa propriété étrange, aussi, est que personne ne possède moins du fait que tous les autres possèdent plus.
Celui qui reçoit une idée de moi,
reçoit lui-même un savoir sans diminuer le mien ;
comme celui qui allume sa bougie à la mienne, reçoit la
lumière sans m'en priver moi-même.
Que les idées se propagent librement
d'un individu à un autre sur le globe, pour l'instruction morale et mutuelle de
l'Homme, et l'amélioration de sa condition, voilà ce que la nature semble avoir
conçu de façon particulière et bienveillante,
quand Elle les a faites libres, comme le feu, extensibles à
tout l'espace sans diminuer leur densité en aucun point, et comme l'air dans
lequel nous respirons, bougeons et nous situons physiquement, incapables d'être
limitées ou appropriées de façon exclusive.
Les inventions ne peuvent donc pas, par nature, être
sujettes à la propriété. »
Thomas Jefferson, Lettre à Isaac McPherson, 13 août 1813.
Traduction par l'auteur du présent manifeste.
Ce que Jefferson développe ici dans le cadre spécifique des
inventions (puisqu'il parle dans le cadre d'un cas très précis, une invention
d'ascenseurs) pourrait sans difficulté être généralisé à la « propriété
intellectuelle » dans son ensemble.
Tout ceci ne signifie pas nécessairement qu'il faille
renoncer à toute forme de droit des auteurs ou inventeurs.
Mais il faut garder à l'esprit, et ceci conclut mon premier
point, qu'il ne s'agit pas d'une forme de propriété, et qu'il ne s'agit
assurément pas d'un droit naturel, fondamental et imprescriptible (que la
propriété matérielle en soit un ou pas).
Si l'auteur a un droit naturel, c'est un droit à la
reconnaissance de sa paternité.
La société peut décider de concéder des droits exclusifs à
ses artistes et inventeurs, dans le but d'encourager la production d'œuvres
artistiques ou intellectuelles (et si l'on estime que c'est là effectivement un
moyen d'encourager la production en question), mais il faut garder à l'esprit
que ce sont des privilèges accordés et non des droits dus, par leur seule
qualité d'auteurs, à ceux-ci.
Et dans cette mesure, souvenons-nous bien qu'à toute exclusivité concédée correspond une liberté
retirée.
*
Nous avons montré de quelle façon le droit à la « propriété
intellectuelle », qu'il serait plus adapté d'appeler le « monopole
informationnel », n'est pas un droit naturel mais un privilège consenti.
Privilège particulier mais censément attribué pour le bien
général, même si on peut en contester le principe, et c'est à l'aune de cette
considération qu'il convient de le juger.
Une approche possible est celle
selon laquelle il convient de « protéger l'investissement ».
Il semble en effet que les droits de propriété intellectuelle
s'interprètent souvent dans cette optique.
Plus encore pour le copyright anglo-saxon que pour le droit
de « propriété intellectuelle » stricto sensu comme utilisé par le législations
des pays tels que la France ou l'Allemagne,
il y a aveu
explicite de protectionnisme commercial.
C'est ainsi que le copyright est
négociable et transférable tandis que le droit à
la « propriété intellectuelle » est attaché à la personne de l'auteur
(article L 121-1 du Code de la propriété intellectuelle français — lequel se
contredit d'ailleurs deux lignes plus loin, mais passons).
Cependant, la distinction entre les deux prend une allure de
plus en plus discrète :
notamment, l'attribution de droit sui generis aux créateurs
de bases de données dans les dernières versions du droit de la « propriété
intellectuelle » reconnaît explicitement protéger l'investissement et non la
création (formulation de l'article L 341-1 du Code de la propriété
intellectuelle, ajouté par la loi 98-536 du 1er juillet 1998 en application de
la directive 96/9 du Parlement et Conseil européens :
« Le producteur d'une base de données, entendu comme la
personne qui prend l'initiative et le risque des investissements
correspondants, bénéficie d'une protection du contenu de la base lorsque la
constitution, la vérification ou la présentation de celui-ci atteste d'un
investissement financier, matériel ou humain substantiel. »).
Protectionnisme qui découle du raisonnement suivant :
l'auteur, ou l'éditeur, ou l'inventeur, ou l'investisseur, a
pris un risque (moral et financier) dans sa création, dont les bienfaits
rejaillissent sur tous, et il est normal, pour encourager de telles créations,
de lui assurer une protection, sous forme de monopole garanti vis-à-vis des
retombées matérielles de ces bienfaits.
En lui-même, ce raisonnement n'a rien de pervers, et il est
bien le seul argument tenable permettant de défendre la « propriété
intellectuelle ».
Reste que les économistes nous ont appris à considérer le
protectionnisme et les monopoles, sous toutes leurs formes, avec beaucoup de
circonspection.
Examinons donc de plus près celui qui nous préoccupe.
Pour commencer, au nom de quel
principe tout investissement aurait-il droit à une protection spécifique ?
Quelle loi postule-t-elle que tout travail mérite un
salaire, prélevé au su de tous ?
Va-t-il désormais falloir financer automatiquement toute
entreprise démarrée, au nom de la règle que tout investissement doit être
protégé ?
Il serait absurde d'accorder aveuglément de telles garanties
sans contrepartie sérieuse.
Or, dans le cadre de la propriété intellectuelle, on demande
à voir la contrepartie en question, lorsque tout ou
presque est brevetable,
et que les protections de la « propriété
intellectuelle » sont accordées automatiquement et sans distinction à tout ce
qui ressemble à une création.
À ce stade nous citons l'écrivain de science-fiction Robert Heinlein, qui est l'auteur de la
réflexion fort pertinente qui suit :
« Certains groupes dans ce pays ont eu l'idée que parce qu'un homme ou une corporation a tiré un profit du
public pour un nombre d'années, le gouvernement et les cours de justice sont
dans l'obligation de garantir ce profit par le futur, même en face de
circonstances changeantes et d'intérêt public contraire.
Cette étrange doctrine n'est soutenue ni par la loi ni par
la jurisprudence.
Ni les individus ni les corporations n'ont le droit de venir
réclamer à une cour que l'Histoire soit arrêtée, ou retournée, pour leur
bénéfice personnel. C'est tout. »
Robert A. Heinlein, Life-Line.
Traduction par l'auteur du présent manifeste.
AU DEMEURANT, S'IL S'AGIT DE PROTÉGER, LA PREMIÈRE QUESTION
SERAIT DE SAVOIR QUOI :
EST-CE LA CRÉATION OU LE TRAVAIL ?
Examinons ces deux possibilités séparément.
On a vu certains publier des textes
incontestablement du Domaine Public (par exemple, des textes d'auteurs grecs
antiques) et prétendre à une protection vis-à-vis de l'« investissement» ainsi
fourni en terme d'établissement et de saisie du texte.
Il n'y a là aucune créativité, aucune originalité, juste un
investissement, certes peut-être important.
C'est le dernier supplice qu'on fait
subir à la liberté des textes que de tenter d'accaparer même ce qui relève du
Domaine Public ;
mais existe-t-il encore quelque travail qui ne soit pas
susceptible d'être protégé de la sorte ?
Désormais, une base de données de faits,
une carte géographique (qui représente des données physiques
objectives), toutes sortes de choses qui ne relèvent pas de la création, mais
d'un simple travail de technicien, sont du ressort de la « propriété
intellectuelle ».
Or si l'on veut protéger l'investissement, est-ce là
vraiment la meilleure façon ?
Est-il juste que toute forme de travail, quelle qu'en soit
la portée, l'intérêt ou le mérite pour l'ensemble de l'humanité, soit
automatiquement protégé par une série de privilèges exorbitants qui gênent
d'autres formes d'investissements et de travaux intellectuels ?
La question mérite du moins d'être posée.
Prenons l'exemple de la photocopie :
les éditeurs essayent de nous faire
croire que la photocopie s'apparente à du vol (et nous avons montré que
c'était faux) ;
ils essayent de plus de nous
conduire à penser que « le photocopillage [sic] tue le livre ».
Cette affirmation est au moins discutable.
La photocopie semble avoir contribué à l'essor de
l'industrie du livre, car les lecteurs se sont de plus en plus habitués à
posséder un exemplaire des passages d'intérêt (plutôt que d'emprunter le livre
dans une bibliothèque), et lorsque ce passage était trop long pour être
commodément photocopié, ils ont pris l'habitude d'acheter l'ouvrage.
Admettons que l'argument n'est pas évident, et il est lui
aussi discutable.
Mais on conviendra du moins qu'il y a matière à réflexion,
et qu'autoriser les éditeurs à prélever une taxe sur
toute photocopie n'est peut-être pas aussi judicieux et aussi juste qu'il y
paraît à première vue.
L'industrie du livre est-elle en
péril ?
L'industrie du disque ?
L'industrie du cinéma ?
IL EST DE LEUR INTÉRÊT DE NOUS LE
FAIRE CROIRE.
Toutes se plaignent d'un certain manque à gagner.
Mais le gain en question devait-il en justice leur revenir ?
D'autre part, si on cherche à
protéger la créativité, au nom de quoi les droits des auteurs seraient-ils
transmissibles à leurs descendants ?
On a expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une forme de
propriété, et que tout raisonnement fondé sur l'analogie avec la propriété
matérielle est erroné.
Il s'agit bel et bien d'un privilège, et nos sociétés sont censées avoir abandonné les privilèges
héréditaires.
Favorise-t-on la créativité en accordant aux héritiers d'un
grand génie les retombées de la production de celui-ci ?
Qu'on nous permette d'en douter.
Quant aux brevets, ils étaient conçus initialement pour
éviter les secrets industriels :
c'est-à-dire qu'ils devaient être des formes
de contrat, où l'inventeur révèle les secrets de son invention, de sorte qu'ils
ne soient pas perdus avec lui, en échange d'une protection exclusive pour une
certaine durée.
C'était leur conception originale, mais ce n'est plus leur
usage actuel, à l'heure où absolument tout est brevetable, y compris la
technique consistant à faire courir un chat après un pointeur laser (brevet US
5443036) :
on se demande quel « secret industriel » est livré à la connaissance
de l'Humanité dans ce genre de cas.
Les brevets sont devenus une simple
arme pour paralyser ou effrayer la concurrence en l'empêchant d'utiliser les
choses les plus évidentes car elles sont « brevetées ».
Ne parlons pas du plus étonnant, à
savoir les brevets déposés par des organismes publics et portant sur des travaux
de recherche effectués avec l'argent public :
quel investissement veut-on protéger dans ce cas, et
surtout, contre qui ?
Ou encore des brevets « secrets », dont le contenu est tenu
secret, ce qui est une contradiction dans les termes ; la National Security
Agency, organisme public américain, a fait sa force de tels types de brevets.
Reste le cas spécifique de l'informatique :
on a fait admettre au législateur,
en dépit du bon sens, que le programme informatique relevait du droit des
auteurs (ou du copyright) classique, plutôt que des brevets, de façon à
bénéficier d'une protection perpétuelle (soixante-dix ans sont une éternité en
informatique, une science qui n'a même pas cet âge).
On a tenté d'assimiler le programme
à une œuvre d'art, mais sans en accepter toutes les conséquences :
notamment, une clause spéciale du Code de la propriété
intellectuelle français (article L 113-9) prévoit que ce
n'est pas un programmeur mais son employeur qui est protégé par le droit
d'auteur pour un logiciel.
Malgré ce statut exceptionnel difficilement justifiable,
certains veulent encore ajouter à la protection dont jouissent les logiciels
une protection supplémentaire des brevets (rappelons que les brevets logiciels
sont encore interdits dans l'Union Européenne, même si cela ne saurait
probablement durer).
(Il faut préciser un point à ce sujet : certains sont tentés
de justifier les brevets logiciels en admettant qu'il y a des excès aux
États-Unis, mais en mettant en cause l'office américain des brevets. En vérité,
c'est bien la notion même de brevet logiciel qui est perverse.)
En définitive, le droit de la «
propriété intellectuelle », semble avoir pour seul but de protéger les
investissements des lobbies qui ont contribué à son affermissement perpétuel.
Les intentions originales des législateurs sont bafouées, les intérêts publics sont ignorés, seule s'applique
une logique mercantile qui ne favorise ni la créativité ni la recherche.
Le droit de la « propriété
intellectuelle » ne semble connaître aucune limite, ni celles du bon sens ni
celles du ridicule.
Il se fragmente en une multiplicité de sous-droits (droits
des auteurs, droits industriels, copyright, brevets, et ainsi de suite) pour
tenter d'échapper aux critiques (car il est plus difficile d'attaquer chacun de
ces sous-droits séparément), mais en définitive, il retourne entièrement d'une
même logique, d'autant plus obscure qu'elle est difficilement défendable.
*
« Sans doute y a-t-il quelques abus, » sera-t-on tenté de
répondre, « mais tout cela a-t-il vraiment tant d'importance ? »
De fait, la « majorité silencieuse » est loin de prendre
conscience des enjeux que représente la bataille de la « propriété
intellectuelle », et des libertés qu'elle a à y perdre.
Et la rhétorique employée par les
défenseurs d'un droit toujours plus envahissant
contribuent à fermer les
yeux de ceux qui pourraient prendre conscience de ces excès :
nous avons déjà signalé l'utilisation
du terme « propriété » pour faire apparaître comme naturel un droit qui ne
l'est en rien.
Signalons encore l'utilisation du terme de « protection » :
quoi de plus positif en apparence que la « protection » ?
Mais si on parlait de « Code du
monopole informationnel » au lieu de « Code de la propriété
intellectuelle », de « durée d'asservissement de l'œuvre » au lieu de « durée
de protection », de « Domaine de liberté » au lieu de « Domaine Public », et de
« privilège d'exploitation » au lieu de « brevet », sans doute les opinions
seraient-elles différentes.
Au lieu de cela, les idées dénoncées sont tellement ancrées
dans les esprits que toute remise en question de leurs principes est
discréditée d'office.
À tout privilège (ce que l'on voit)
concédé aux auteurs ou autres détenteurs des droits, correspond (ce que l'on ne
voit pas) une liberté qui est ôtée à tous les autres.
Sans doute cela n'avait-il pas une grande importance à
l'époque de Beaumarchais, où tout un chacun ne pouvait pas s'improviser
éditeur.
Et on peut effectivement penser que les mécanismes de la «
propriété intellectuelle » ont été globalement efficaces dans leur tâche de
défendre les auteurs jusque dans le XXe siècle :
des droits étaient retirés aux éditeurs pour être garantis
aux auteurs, et il n'y avait pas de raison de s'en alarmer.
Mais l'invention d'abord de la photographie, puis de la reprographie,
de l'ordinateur, du magnétophone, de l'Internet, du graveur de CD, du DVD, et
surtout du World Wide Web (utilisant l'Internet comme support) ont bouleversé
la donne.
Et surtout, demain, ces changements sont amenés à devenir
toujours plus visibles et toujours plus importants, et à concerner toujours
plus de monde.
Car si autrefois la reproduction d'une œuvre (de quelque
sorte qu'elle soit) était affaire de spécialistes, de nos jours chacun peut
s'improviser éditeur, et surtout, (avec les supports numériques) les copies que
chacun peut faire sont maintenant de qualité sensiblement égale aux copies
professionnelles.
Le Code de la propriété intellectuelle ne mentionne nulle
part le Domaine Public.
Il ne pose aucun droit pour les
utilisateurs : tous les droits reviennent aux auteurs (ou ce qui en
tient lieu).
Les seuls « droits » des utilisateurs proviennent des
limitations des droits des auteurs.
Cette façon particulière de faire les choses a une
conséquence importante :
le législateur peut augmenter
arbitrairement, et même rétroactivement, les droits (c'est-à-dire les
privilèges) des auteurs, et nul ne pourra s'en plaindre puisqu'en apparence nul
n'est lésé (les utilisateurs n'ayant, par principe, aucun droit).
Un exemple concret de disposition dont la nature rétroactive
est occultée par ce savant dispositif rhétorique et
législatif, est la loi 97-283 du 27 mars 1997, passée par le parlement
français en application de la directive européenne 93/98 du Conseil du 29
octobre 1993, et modifiant notamment l'article L 123-1 du Code de la propriété
intellectuelle :
jusqu'alors, la durée de la
protection des œuvres autres que musicales était de 50 années courant à partir
de la mort de l'auteur ;
celle-ci est augmentée de 20 années
supplémentaires.
De surcroît, cette augmentation
prend effet rétroactivement à la publication de la loi, ce qui signifie (1) que
la loi s'applique aux œuvres même publiées antérieurement à elle, (2)
que parmi ces œuvres, celles dont le délai avait déjà commencé à courir
(c'est-à-dire que l'auteur était déjà décédé) se voient « gratifiées » de vingt
années de « protection » supplémentaire,
et (3) (le plus scandaleux à mon sens)
des œuvres déjà tombées dans le Domaine Public par
expiration du délai de protection quittent le Domaine Public à partir du moment
où elles étaient protégées dans au moins un pays membre de l'Union.
Si on se place du point de vue de ceux qui bénéficient de la
« protection », évidemment, tout cela est parfait.
Mais faisons la comparaison suivante : imaginons que certains
pays de l'Union européenne punissent l'homicide de cinquante années de prison
et d'autres de soixante-dix années ; imaginons de plus que le Conseil européen
décide d'harmoniser ces durées, et choisisse la plus sévère, soit soixante-dix
années ; imaginons encore qu'au moment où cette directive passe en application
non seulement ceux qui étaient déjà emprisonnés pour meurtre resteront vingt
années de plus en prison, mais de plus ceux qui sont déjà sortis depuis moins
de vingt ans retourneront en prison jusqu'à accomplissement de ce terme. N'y
aurait-il pas quelques voix pour s'élever contre cette procédure ? Pourtant,
c'est exactement ce qui vient de se passer.
Et, plus grave encore, la décision est perpétuellement
irrévocable en ce sens que jamais on ne pourra rabaisser la durée de la
protection à cinquante ans, car, du point de vue adopté par le droit de la «
propriété intellectuelle », ce serait cette fois rétroactif.
Laissons à chacun le soin d'apprécier.
Ce processus d'allongement de durée de la protection est
général.
Passé de trente à cinquante, puis
soixante-dix ans, et dans certains cas quatre-vingt-dix,
il semble gagner vingt ans
à chaque
fois que Blanche Neige va tomber dans le Domaine Public
observent
certains facétieux.
[On appelle ça la clause Disney - Disney étant mort depuis un moment. On le précise. Et ceux qui ont vraiment fait le travail, disons sur ce film; dessinateurs, animateurs, etc. n'ont pas été somptueusement payés lors de leur travail et on se soucie peu de leur droit. L'$ appartient et appartiendra à un empire. Qui sera encore plus riche. Et le droit suit l'$. Et c'est la seule chose qui compte dans ces «démocratie» moderne. Protégez les riches. Les gouvernements, les partis politiques, la «justice» (tribunaux) sont pour les droits des riches. Et la richesse des riches. Il y a aussi l'affaire Marvel contre Jack Kirby. Voir ce qui arrive ici dans l'affaire Cinar.]
On a affirmé, sans que nous ayons encore pu vérifier, mais
nous sommes tentés de le croire, qu'aucune œuvre n'est tombée dans le Domaine
Public aux États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Demandons-nous en vertu de quoi
quelqu'un, qui n'est pas l'auteur d'une œuvre mais l'héritier de celui-ci,
aurait droit à bénéficier, pour toute sa vie (soixante-dix ans correspondent
typiquement à nettement plus que la vie de l'héritier), d'un privilège dessus ;
pourquoi cette forme de revenu doit être héritable alors
qu'une autre forme de revenu ou d'emploi n'est normalement pas héritable ;
et pourquoi on allonge ainsi la durée de cette protection.
Au-delà du Domaine Public, ce sont les exceptions d'usage
privé, ce que les Américains appellent « fair use », qui sont menacées.
On voit difficilement en vertu de quoi un artiste pourrait
s'opposer à un usage privé quelconque de son œuvre, y compris une reproduction,
tant qu'il n'y a pas diffusion publique.
Et, de fait, pour le moment, ce droit est encore à peu près
reconnu par les législations,
excepté aux États-Unis qui l'ont récemment
supprimé (Digital Millennium Copyright Act, dont nous reparlerons).
Mais inutile de se leurrer : ce n'est que partie remise,
déjà ces exceptions sont menacées (le Code de la propriété intellectuelle, par
exemple, permet pour les logiciels une seule copie à des fins de sauvegarde).
« Concrètement, » demandera-t-on, « en quoi sommes-nous
concernés ? »
Il faut distinguer en cela deux niveaux : l'un direct, les effets immédiats du protectionnisme outrancier mis en
place par le droit de la « propriété intellectuelle »,
et l'autre plus indirect, les effets pervers qu'il a eus à
plus long terme.
Pour ce qui est des conséquences immédiates, on a déjà cité
quelques exemples concrets.
Le gouvernement français vient de décider de taxer les CD
enregistrables vierges, et de reverser la taxe ainsi perçue (par
l'intermédiaire de la SACEM) aux compositeurs et interprètes censément « lésés
» par le recopiage.
Prendre une telle mesure est d'une injustice flagrante vis-à-vis
de tous ceux (et il y en a) qui utilisent un nombre considérable de CD vierges
pour faire des copies de sauvegarde de données personnelles ou de logiciels
libres (qu'il est donc parfaitement légitime de copier) ;
ou pour tous ceux qui recopient effectivement des musiques
protégées, mais le font pour leur usage personnel.
Il est probable que les cas que nous venons de citer soient
très minoritaires, la grande majorité des CD vierges vendus servant à la
reproduction « pirate », mais quand bien même il existerait un seul cas d'usage
légitime cela suffirait à rendre la mesure profondément injuste.
Une telle décision relève d'un principe de « présomption de
culpabilité » qui est contraire à toutes les exigences d'une juste société
démocratique.
Ou sera-t-on amené à interdire aussi tous les objets anodins
qui peuvent être mal utilisés, sur ce simple prétexte ?
Et quand bien même il serait évident que tout le monde fût
coupable de reproductions illégales, quand bien même les CD vierges ne
pourraient servir à rien d'autre, si effectivement tout le monde se livre à la
reproduction des CD, c'est que le prix de vente de ces derniers est
artificiellement trop élevé, et ce n'est pas le rôle des gouvernants
d'intervenir de façon protectionniste pour soutenir une industrie qui n'en a
nul besoin alors que l'ensemble de la population constate qu'elle pratique des
tarifs excessifs :
comme nous l'avons déjà montré, et comme Heinlein l'a
élégamment formulé, il n'est pas de raison de maintenir une telle source de
profit.
Enfin, demandons-nous si ces mesures
de protection vont vraiment profiter aux artistes et non aux éditeurs ;
et si aux artistes, auxquels.
La répartition de la taxe se fait dans une grande opacité :
est-il certain que ceux qui en profiteront seront les mêmes que ceux qui
souffrent du piratage ?
On est en droit de se scandaliser d'une telle décision.
L'industrie du cinéma profite également d'un protectionnisme
de ce type.
Pour asseoir leur puissance face aux consommateurs, les
producteurs ont artificiellement fragmenté le marché des DVD (Digital Versatile
Disk, support numérique de données notamment vidéo) en divisant la planète en «
zones » géographiques et en rendant impossible la lecture d'un DVD édité dans
une zone sur un lecteur prévu pour une autre.
De plus, des techniques cryptographiques (« CSS »)
compliquées (mais naïvement donc mal conçues) devaient empêcher la reproduction
des dits DVD.
Techniquement, ces mesures étaient
vouées à l'échec. Et, de fait, le « génie à revers » (reverse engineering) eut
raison d'elles en bien peu de temps.
Mais différentes formes de protectionnisme basées sur le
droit de la « propriété intellectuelle » tentent de les maintenir :
un procès contre ceux qui distribuent le programme (« DeCSS
») permettant de venir à bout de la cryptographie employée, sur la base de
violation de copyright et de secret industriel, d'une part, et d'autre part des
réglementations sibyllines concernant la publication des films en DVD après
leur sortie en salle.
Au final, ce sont les éditeurs qui encaissent
les profits, en prétendant que par eux ce sont les artistes qui sont favorisés
(ce qui est faux) ;
et ce sont les cinéphiles qui souffrent, de ne pas pouvoir
voir les films qu'ils veulent quand ils le veulent.
Pour ce qui est du livre, l'argumentation sera sans doute
moins probante, car d'une part le transfert d'un livre sous forme numérique est
plus difficile que pour un CD (qui l'est déjà !) puisqu'il faut faire de la
reconnaissance optique de caractères, et car d'autre part on préfère encore un
livre relié de façon professionnelle à une pile de feuilles volantes.
Vraisemblablement, la différence ne durera pas.
On peut néanmoins mentionner le cas
des livres épuisés (notamment lorsque l'éditeur refuse de les rééditer) :
un livre du Domaine Public ne peut
jamais véritablement être épuisé,
car s'il est suffisamment intéressant
il se trouvera bien quelqu'un pour l'emprunter dans une bibliothèque, le
numériser et le rendre disponible sur le World Wide Web.
Le projet Gutenberg atteste
de la motivation qu'il y a à saisir de la sorte des textes du domaine public :
grâce à lui on peut avoir accès à une bibliothèque de milliers de titres du domaine public,
librement accessibles, librement utilisables, librement reproductibles, en un
mot : libres.
Il faut se faire à l'idée que le
Domaine Public est le véritable patrimoine de l'humanité, le domaine de
ce qui appartient à tous.
Tout ce qui est encore « protégé », c'est-à-dire asservi,
par le copyright, est en suspens.
On ne peut véritablement l'utiliser, car les ayant-droits
peuvent en gêner la reproduction et l'étude.
Pour ce qui est des effets pervers à plus long terme, nous
pensons que l'exemple le plus frappant est celui de l'informatique.
Il est incontestable que l'« état de
l'art » (state of the art) en technique informatique a des années de retard par
rapport à nos connaissances théoriques.
Sans doute y a-t-il plusieurs raisons à cela. Cependant, une
des raisons apparaît clairement en l'essence de la « protection » excessive que
nous dénonçons.
Les logiciels qualifiés de « libres »,
c'est-à-dire ceux qui ont délibérément renoncé à la protection qui leur était
accordée par les droits d'auteurs, pour n'en conserver que, en substance, la
reconnaissance de paternité, ont montré leur supériorité technique fréquente,
parfois même écrasante, sur les logiciels « propriétaires » (c'est-à-dire ceux
qui conservent la protection).
De là à prétendre que les retards de l'informatique sont
dus, au moins en partie, aux efforts inutilement dupliqués à cause de la propriété
intellectuelle et au temps perdu en attendant les logiciels libres, il n'y a
qu'un pas, que nous franchissons sans hésiter.
Et encore, nous omettons de parler des brevets logiciels,
contre lesquels il existe une quasi-unanimité, avis cependant tout simplement
ignoré.
La protection dont bénéficient les concepteurs de sites Web
va également à l'encontre des intérêts de ceux qui utilisent ces sites.
On se plaint aujourd'hui du fichage et du « flicage » dont
les Internautes sont victimes :
des mesures de protection sont possibles, mais elles sont
largement gênées par la protection dont font l'objet d'une part les logiciels
de navigation (« browsers ») et d'autre part les sites eux-mêmes.
Pour ce qui est des domaines
artistiques, il y a également eu des effets pervers.
Car, contrairement à ce qu'on peut naïvement penser, c'est avant tout aux éditeurs, et non aux auteurs, que
profitent les droits dits d'auteurs, ou du moins leurs excès.
Ils ont donc contribué à maintenir
en place la toute-puissance des éditeurs, et, partant, la
survalorisation des artistes les plus populaires par rapport aux artistes peu
connus, en forçant des prix artificiellement élevés sur les productions.
Rappelons que le CD, lorsqu'il est apparu, coûtait cher :
nettement plus cher que la cassette audio qui l'a précédé ; ce prix élevé
devait servir à amortir l'invention, et diminuer par la suite — or on constate
que les CD continuent de coûter cher.
Résumons-nous.
Que passe-t-on, en définitive, sous silence ?
Une injustice dans le paiement des «
taxes » associées au monopole des droits d'auteur.
Une injustice dans sa répartition.
Une politique de cherté (prix élevés des CD notamment) dont on fait
passer la disparition pour un manque à gagner injuste de l'industrie concernée.
Une perte de droits de communiquer et de s'informer.
Car nous osons affirmer que recopier un CD pour un ami,
visionner un film en petit groupe ou photocopier des pages d'un livre sont des
activités qui n'ont rien de condamnable et qui ne justifient pas une taxe payée
à l'éditeur ou à l'auteur, même quand ceux-ci veulent nous faire croire leur
existence menacée.
Finalement, nul ne peut se prétendre non concerné.
La bataille est assurément d'avant-garde, ses conséquences
les plus importantes ne se feront sentir que dans l'avenir ;
mais c'est maintenant qu'elle se joue, et c'est maintenant
que des groupes d'intérêt font pression auprès des législateurs pour durcir
sans arrêt un droit qui est déjà paralysant.
Or ce qui est véritablement en jeu,
c'est le droit à l'information et à la communication.
Si l'avenir de l'humanité passe par la civilisation de
l'information, les abus de la « propriété intellectuelle » peuvent avoir des
conséquences bien plus funestes qu'il n'y paraît superficiellement.
*
Les évolutions que nous constatons ont été précipitées par
des évolutions de la technologie.
Un bref regard vers ce qu'elles sont s'impose donc.
La rhétorique que nous avons déjà
plusieurs fois dénoncée, la même qui insiste pour parler de «propriété »
intellectuelle, a en quelque sorte fait de l'Internet le « méchant » de
l'affaire.
Le malheureux Internet, dont les principes de fondation ont
toujours été le contraire du protectionnisme
intellectuel, autrement dit l'ouverture et la transparence, devient, par
une habile transformation dialectique,
un repaire de pédophiles (le mythe des images pédophiles sur
le Web est un des plus coriaces qui soient, mais ici n'est pas notre propos),
de pirates informatiques (« hackers
», dit-on, sans savoir que ce mot désigne au sens propre un génie de
l'informatique sans impliquer la malveillance),
de pirates de l'information, et je ne sais quoi d'autre.
Le malheureux Internet doit subir des réglementations sans
cesse plus contraignantes tendant à le brider de toutes les façons possibles.
Car les « nouvelles technologies »
ont eu deux conséquences notables :
elles ont élargi le champ de l'«
information », et elles en ont facilité la circulation.
Élargissement du champ de l'information, cela veut dire
aussi, tant de domaines supplémentaires d'application du droit de la «
propriété intellectuelle »,
qui d'un droit d'importance mineure
est passé à l'enjeu central de toute une civilisation.
Tout est devenu « information », et donc susceptible de
protection.
Pêle-mêle : les logiciels, les algorithmes, les langages de
programmation, les bases de données, les images numérisées, les données
géographiques (et cartes), les « noms de domaine » du DNS (Domain Name System),
les logos, les apparences des sites web, l'ergonomie des sites web (le fameux «
one-click shopping » d'Amazon.com, autrement dit, la possibilité d'acheter un
objet par un seul clic de la souris, est breveté !), les procédés de
chiffrement, les protocoles cryptographiques, les protocoles de communication,
les conceptions matérielles des ordinateurs, les plans des puces, tout cela est
copyrighté, breveté, contrôlé, en un mot : verrouillé.
Tout cela est «
information ».
Et nous ne parlons là que de l'informatique et ses
applications.
Car en biologie s'ouvrent également
des perspectives inquiétantes ; notamment la brevetabilité des séquences d'ADN
ouvre des possibilités terrifiantes.
Le droit de la « propriété intellectuelle » est partout.
Présent partout, il se sent également partout menacé.
Les informations sont numériques.
Et ce qui est numérique peut être
traité par un ordinateur, donc, copié sans aucune perte (l'original
étant absolument « indistinguable », i.e. indiscernable, de la copie).
Il est mathématiquement impossible
d'émettre de l'information impossible à recopier ;
il n'est même pas possible de contrôler la manière dont une
information serait copiée.
Tous les artifices techniques sont donc voués à l'échec (et
de nombreux ont été tentés).
C'est donc vers le droit que le protectionniste se tourne,
et c'est auprès des législateurs qu'il fait pression. Avec un considérable
succès, il faut le dire.
Les techniques de compression sont également une menace
importante pour la « propriété intellectuelle ».
En rendant l'information plus aisément stockable et
transportable, elles ouvrent des possibilités que certains voudraient justement
refermer.
Le format MP3 (MPEG Audio Layer 3 pour être précis) est la
terreur de l'industrie musicale, puisque grâce à lui l'équivalent d'heures de
musiques (donc de CD entiers), d'une qualité tout à fait équivalente à celle
d'un CD, peut être transféré de façon relativement commode vers ou depuis
l'Internet par un modem qui ne soit pas exceptionnellement rapide.
Le format MPEG 4 et ses avatars vont devenir la terreur de
l'industrie cinématographique, puisqu'ils permettent de stocker un film complet
sur un seul CD avec une qualité largement comparable à celle d'un DVD.
La première erreur, et elle a été
abondamment commise, consiste à essayer d'arrêter la technique.
Mais on n'arrête pas le progrès.
On arrive certes à lui faire beaucoup de mal, et à faire par
conséquent beaucoup de mal indirectement à beaucoup de gens (n'oublions pas que
toute technique a toujours des applications tout à fait légitimes : la bombe
atomique et le réacteur nucléaire sont frères).
Mais on n'arrive jamais à empêcher ce qu'on veut empêcher.
Et malgré toutes les apparences de
légitimité qu'on veut se donner, on n'a pas le droit moral de le faire,
et l'effet en terme d'image publique est désastreux.
Le format MP3 est breveté ?
Qu'à cela ne tienne : le groupe Xiphophorus a développé un
format techniquement supérieur, utilisant uniquement des techniques libres, et
tout aussi inquiétant pour la « propriété intellectuelle », le format Ogg
Vorbis.
Le format DVD tente de segmenter le marché avec ses
techniques de zonage, et d'empêcher la reproduction avec de la cryptographie :
ces deux techniques sont anéanties en peu de temps.
On fait pression pour empêcher le développement de DVD
gravables ?
À la place, des techniques se développent permettant de
réduire les données d'un DVD à une taille susceptible de tenir sur un CD.
La situation est d'autant plus ironique que ce sont les
éditeurs qui ont fait pression pour l'apparition des formats numériques.
Le CD audio précède le CD
informatique : il constitue une avance de la technologie voulue par les
éditeurs de musique, et notamment dans le but de forcer les mélomanes à
renouveler leur collection de vinyles ou de cassettes ;
et on a entendu peu de voix
protester contre l'« excès à gagner » à ce moment-là qui fait pendant au «
manque à gagner » actuel.
Alors, quand on échoue à bloquer le
progrès, on fait appel au législateur et aux cours de justice.
Le législateur, effectivement, met beaucoup de bonne volonté
à se laisser persuader d'adopter des lois privilégiant tel ou tel groupe de
pression qui se dit menacé dans sa « propriété intellectuelle ».
Et s'il faut pour cela arrêter la technique, cela sera
tenté, avec déjà plus de succès grâce au soutien de la loi, et avec donc aussi
plus d'effets néfastes.
Le dernier avatar d'une succession de lois iniques s'appelle
le Digital Millennium Copyright Act («Loi du copyright pour le millénaire
numérique »), aux États-Unis.
Dès le titre, on voit que le législateur prend acte des
évolutions de la technologie, et entend y «remédier ».
Deux dispositions particulières donneront un aperçu des
conceptions prônées.
D'une part, la présomption
d'innocence est supprimée :
toute personne mise en demeure de cesser la
publication (sur le Web) d'un texte en raison d'une violation de copyright,
doit obéir sur-le-champ, et ne pourra reprendre que si elle prouve son
innocence devant une cour de justice.
D'autre part, le droit au « fair use
» est supprimé :
si l'éditeur a pris des mesures pour empêcher un certain
usage, même privé, il devient illégal de tenter de contourner ces mesures ;
ainsi, contourner le système cryptographique des DVD pour
les dupliquer, même à usage purement privé devient illégal.
Entre les tenants d'un droit
immuable à une « propriété intellectuelle » sacrée, et les partisans d'une
liberté absolue de communiquer et de partager les informations de quelque
nature qu'elles soient, l'écart se creuse chaque jour davantage.
Jusqu'à présent, le progrès a toujours été du côté de
ceux-ci, et les États du côté de ceux-là.
L'exacerbation de cet antagonisme laisse présager de
funestes conséquences sur le progrès de façon générale, au-delà même du champ
de la « propriété intellectuelle ».
Peut-être faut-il chercher de nouvelles solutions pour
remplacer le protectionnisme frileux.
*
Faut-il en définitive supprimer complètement le droit à la «
propriété intellectuelle » ?
Nous ne proposons pas nécessairement une mesure aussi
extrême, mais il faudra au minimum le revoir.
Cependant, nous pouvons du moins en pensée envisager cette
suppression, et arguër qu'elle ne conduirait pas aux conséquences dramatiques
qu'on peut lui prêter.
Un libéral authentique se doit d'être opposé à toute forme
de droit à la « propriété intellectuelle» car, comme nous l'avons noté, il ne
s'agit pas d'une forme de propriété, mais d'un protectionnisme comme un autre,
qui paralyse les marchés (de plus en plus nombreux!) de l'«information » dans
tous les sens du terme.
Ces privilèges accordés (ce que l'on voit) aux auteurs ou
apparentés ont nécessairement un coût (ce que l'on ne voit pas) pour les
autres.
Tous les arguments libéraux classiques pour s'opposer aux barrières
protectionnistes sont applicables sur ce cas précis.
Il serait trop long et fastidieux de reprendre les arguments
fort avancés d'un débat qui n'est d'ailleurs pas clos, mais il est du moins
certain que les réactions naïves telles que « ce serait la disparition de l'art
! » sont, justement, naïves.
Dès lors qu'il y a une demande, il y aura une offre pour y
répondre.
Un libéral, donc, doit s'opposer à la « propriété
intellectuelle », au moins dans ses excès.
Pour une raison différente, les
socialistes doivent également la combattre, car elle a en définitive conduit à
une excessive puissance des éditeurs.
Car les brevets favorisent la
domination de multinationales qui peuvent se permettre d'en déposer en
quantités impressionnantes.
Car les droits d'auteurs transmis
aux héritiers sont une réminiscence des privilèges héréditaires du temps passé.
Car les mécanismes de tout ce système ont permis à certains
de s'enrichir démesurément tandis que d'autres ne parvenaient pas à franchir
les barrières d'entrées.
Plusieurs éléments de réponse peuvent expliquer pourquoi,
même en l'absence de protection de la « propriété intellectuelle », les auteurs
seraient quand même rémunérés.
Encore une fois, ce ne sont que des éléments de réponse, qui
mériteraient d'être complétés par une longue discussion qui n'a pas sa place
ici.
D'abord, il faut évoquer la fidélité des consommateurs :
même parmi ceux qui, actuellement, ont les moyens de récupérer facilement, par
exemple, des MP3 sur le World Wide Web, et de graver leurs propres CD, et qui
ne se privent pas de le faire, beaucoup indiquent qu'ils iront malgré cela
acheter les CD de leurs artistes préférés chez un disquaire.
Ensuite, on peut penser que les conséquences seraient
principalement au détriment des artistes les plus populaires, qui n'ont de
toute façon pas, généralement, de problèmes de subsistance : en effet, s'il est
facile de trouver un ami qui peut vous copier le dernier album de son chanteur
préféré,
il est plus difficile d'en trouver un qui possède tel titre
absolument inconnu, et il faudra bien se résoudre à l'acheter — quitte à le
faire connaître ensuite, ce qui accroîtra la popularité de l'artiste.
Ainsi, il semble plausible que les mécanismes du copyright
protègent avant tout les artistes les plus populaires au détriment des autres.
Reste à savoir ce que l'on veut.
Par ailleurs, notons que dans un monde sans « propriété
intellectuelle », le mécénat sera nécessairement amené à se répandre bien
au-delà de sa mesure actuelle.
Quoi qu'il en soit, par une méthode ou par une autre, on
voit bien que l'art subsistera au-delà du lobbying qui s'y associe
actuellement.
Des considérations semblables seraient du reste applicables
aux brevets.
Pour ce qui est de la rémunération des artistes, une
solution fort prometteuse semble en voie de se dessiner sous la forme des
micro-paiements.
Il s'agit en d'autres termes de faire des transactions
numéraires de quantités très faibles (ce qui suppose un soutien bancaire
approprié, ou bien des organismes centralisateurs ad hoc) :
concernant la musique, par exemple, on permet très
facilement à l'auditeur de verser une petite somme d'argent à l'artiste, à sa
discrétion.
L'idée étant qu'alors qu'actuellement un auditeur achète un
petit nombre de disques, fort cher, et les fait écouter (gratuitement) à ses
amis, il pourrait, pour le même budget, se procurer, en micro-payant à chaque
fois, chacun de ces titres.
Psychologiquement, les micro-paiements sont toujours mieux
acceptés.
Et de fait, ils sont en train de se répandre dans la
pratique, avec l'accord des artistes concernés ; et ils rendent en quelque
sorte caduque la « propriété intellectuelle ».
Il est vrai que Stephen King, qui a
essayé de financer de la sorte un de ses romans, a trouvé la somme ramassée
insuffisante ; mais peut-être plaçait-il ses ambitions un peu haut.
(Au demeurant, la technique qu'il a
utilisée : « si vous voulez savoir la suite de mon histoire, vous avez intérêt
à me payer, sinon je ne la publierai pas » est tout à fait intéressante, et
mérite d'être étudiée de plus près.)
Enfin, ne négligeons pas les ressources de la publicité :
un site web de distribution de fichiers MP3 peut profiter de
sa popularité en vendant des espaces publicitaires, et utiliser une partie de
ce profit pour rémunérer ses artistes.
Le fait est que, d'une façon ou d'une autre, les logiciels «
libres » fonctionnent bien, économiquement parlant, et ceux qui les vendent
(malgré l'absence de protection, légale ou autre, contre la copie) vivent très
bien de leur métier.
Il y a une demande : il n'y a pas de raison qu'il n'y ait
pas d'offre pour y répondre.
Tous ces arguments conduisent à penser, sinon qu'un monde
sans aucune forme de « propriété intellectuelle » est tout à fait possible (y
compris artistiquement, scientifiquement et techniquement), du moins qu'il
n'est pas absurde de le penser, et que, par conséquent, l'importance de
celle-ci est tout à fait exagérée.
On n'est pas tenu de croire à toutes les thèses libérales
pour constater les excès et penser qu'il faut réduire les abus en diminuant les
privilèges consentis aux « propriétaires intellectuels ».
Nous quittons donc les positions quelque peu extrêmes
affichées ci-dessus et nous énumérons des propositions
raisonnables pour mettre fin aux abus constatés.
La première chose serait de limiter
la durée de la protection.
Une durée raisonnable semble être de
quarante ans mais pas plus tard que la mort de l'auteur.
Autrement dit : nous proposons que
l'œuvre tombe dans le Domaine Public soit quarante ans après sa composition, si
l'auteur est encore en vie, soit à la mort de celui-ci s'il décède avant.
Nous avons en effet expliqué que la « propriété
intellectuelle » n'a rien d'un droit inaliénable ou naturel, et qu'il n'y a aucune raison de le rendre transmissible aux
héritiers alors que cela n'encourage pas la production intellectuelle ou
artistique.
Quant aux quarante ans, ils
devraient eux aussi être de bien peu de conséquence, d'abord parce que
souvent l'artiste sera mort avant, ou bien l'œuvre
oubliée.
Si elle ne l'est pas, c'est que
c'est véritablement un « grand classique »,
et un grand classique devrait
appartenir à l'humanité tout entière,
pas seulement à celui qui lui a
donné naissance (et dont on peut penser qu'il a bien des moyens de
subsister, vu son ampleur en tant qu'artiste).
Deuxièmement, il faut confirmer, et
explicitement énumérer, les droits d'« usage privé ».
Non comme de simples limitations des
privilèges des auteurs, mais comme de véritables droits inviolables des
utilisateurs.
La reproduction à usage privé, le prêt à un ami (et sans
compensation financière), la diffusion (également gratuite) en cercle privé
(concernant un film ou une musique) et non seulement familial, voilà qui semble
le minimum acceptable.
On postulera également que les bibliothèques ont le droit
d'exercer leur fonction de prêt sans rémunérer les auteurs (de toute façon,
elles doivent bien acheter les livres ; et par ailleurs elles leur assurent une
certaine publicité).
Troisièmement, on cantonnera
strictement la protection garantie aux œuvres qui montrent une réelle
originalité, et qui sont des créations à part entière, non de simples travaux
de techniciens.
Une base de données n'est pas une
œuvre protégeable ;
un relevé de données géographiques ne l'est pas non plus ;
et, comme en tout autre domaine, il ne suffit pas d'avoir
investi dans une création pour se voir automatiquement attribuer une
protection.
Quatrièmement, on insistera sur l'importance du Domaine
Public.
Ce qui est du Domaine Public appartient à tous.
Toute édition d'un texte du Domaine
Public est encore du Domaine Public,
quel que soit le travail qui ait pu
entrer dans son élaboration
(évidemment, l'appareil critique, lui, peut être
protégé).
Si un texte est tombé dans le Domaine Public, même si une
édition ultérieure est protégée, le texte est librement recopiable, rééditable,
et modifiable (ce droit a été contesté, au sujet de dictionnaires en
particulier).
Cinquièmement, la durée de protection des logiciels sera
limitée à dix ans.
Précisons que pour un logiciel, c'est déjà beaucoup.
Passé ces dix ans, le code source du logiciel (c'est-à-dire
les instructions qui le composent sous forme compréhensible par un humain)
devra obligatoirement être publié.
Parmi les droits garantis aux utilisateurs des logiciels
figurera le droit de génie à revers («reverse engineering », analyse
rétrograde).
Sixièmement, le champ d'application des brevets sera
strictement défini.
Seules les techniques industrielles stricto sensu seront
susceptibles d'être brevetables.
Les techniques logicielles (même susceptibles d'applications
industrielles), comme les séquences du génome des êtres vivants, ne seront pas
brevetables.
Un brevet devra, pour être accepté, proposer quelque chose
qui ne soit pas évident (une «façon de faire courir un chat » n'est pas quelque
chose de non évident).
La durée d'applicabilité des brevets sera soigneusement
étudiée, industrie par industrie.
Septièmement, l'État ne prélèvera aucune taxe spécifique
destinée à compléter les protections consenties par le Code.
Ces sept propositions semblent un compromis modéré entre la
position libertaire extrême qui demande la suppression pure et simple de toute
forme de « propriété intellectuelle »,
et la position de protectionnisme
extrême que l'on observe actuellement.
En fait, bien qu'elles impliquent une transformation très
importante de la législation, aucune de ces propositions n'est vraiment
contestable : on peut même dire qu'elles vont de soi.
Si le droit de la « propriété intellectuelle » va bien
au-delà, c'est signe que des pressions ont été exercées sur les législateurs.
*
Pour résumer le propos dans son ensemble, disons que le droit que l'on appelle, par un artifice sophistique, droit
de la « propriété intellectuelle »,
est beaucoup plus le résultat de manœuvres
politiques que d'une juste considération de bien-être général ou
individuel.
En tant que tel, ce droit est fortement déséquilibré.
Sous l'effet de l'évolution des technologies, les pressions
pour un droit plus strict s'accentuent, et le déséquilibre avec elles.
Le public se sent souvent peu concerné, et pourtant ce sont
des enjeux très importants, et amenés à le devenir encore plus, qui sont
représentés.
Il devient urgent de rééquilibrer le droit en faveur des
utilisateurs, et en même temps de chercher des solutions économiques différentes
du protectionnisme, comme les micro-paiements, pour garantir les intérêts
moraux et patrimoniaux des auteurs sans chercher à ralentir la marche du
progrès.
Nous avons formulé sept propositons concrètes et modérées
pour limiter les abus les plus scandaleux. Sans chercher à provoquer une
révolution, adopter ces points serait une façon d'assurer un droit de la «
propriété intellectuelle » assez équitable et satisfaisant.
Nous, regroupés derrière le présent manifeste, entendons
pétitionner les gouvernants pour obtenir l'adoption de telles mesures et un
rééquilibrage du droit. À cet effet, nous nous proposons notamment de nous
associer librement, espérant par notre association attirer l'attention publique
sur le problème qui vient d'être exposé.
*
Note : Conformément à l'esprit du présent manifeste, le
texte de celui-ci est placé dans le Domaine Public par son auteur, David
Madore. Cependant, ce dernier prie ceux qui le citent de bien vouloir
reconnaître sa paternité sur le document, et de ne pas en altérer les idées
présentées.
*
À PROPOS DE COPYRIGHT, ET AUTRES DROITS DE PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE
Denis Feldmann