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UN DIALOGUE PIKETTY-GRAEBER:
"COMMENT SORTIR DE LA DETTE"
- UNE RENCONTRE PASSIONNANTE ENTRE UN
ÉCONOMISTE ET UN ANTHROPOLOGUE - A LIRE !!!
Par Joseph Confavreux et Jade Lindgaard
06 octobre 2013
mediapart.fr
Il existe quatre méthodes principales pour réduire
significativement une dette publique :
la répudiation, l’impôt sur le capital, l’inflation et
l’austérité.
Mediapart a organisé une rencontre inédite entre
l’économiste Thomas Piketty et l’anthropologue David Graeber.
Dette, 5000 ans
d’histoire, de l’anthropologue David Graeber, publié par Les Liens qui
libèrent, et Le Capital au XXIe siècle
de l’économiste Thomas Piketty, édité au Seuil, constituent sans doute les
essais les plus forts, décapants et politiques de cette rentrée.
Chacun des deux auteurs recourt à l’histoire longue – trois
siècles pour Thomas Piketty et 5000 ans pour David Graeber – pour dresser un
saisissant paysage de la manière dont nous sommes arrivés à une situation où
l’inégalité entre les hommes et le poids des dettes atteint des sommets
insoutenables.
Tous deux s’appuient sur un corpus impressionnant pour
proposer des solutions originales :
un impôt exceptionnel, progressif et, si possible, mondial,
sur le capital et les patrimoines pour Thomas Piketty ;
une répudiation des dettes, comme plusieurs sociétés en ont
connu au cours des siècles,
pour David Graeber.
D’où l’envie d’organiser une rencontre entre les deux
chercheurs, à l’occasion de la venue à Paris de l’Américain, rencontre centrée
sur la question de savoir comment se libérer économiquement, politiquement,
mais aussi mentalement, des processus d’endettement et de creusement des
inégalités.
Vous semblez tous deux penser que le système économique et
financier est en bout de course, et ne pourra pas tenir très longtemps en
l’état.
Pourriez-vous,
chacun, expliquer quelles en sont les principales raisons ?
Thomas Piketty.
Je ne suis pas sûr qu’on soit à la veille d’un effondrement du système, du
moins d’un point de vue purement économique.
Cela dépend beaucoup des
réactions politiques et DE LA CAPACITÉ DES ÉLITES À
PERSUADER LE RESTE DE LA POPULATION QUE LA SITUATION EST ACCEPTABLE ou non.
S’IL EXISTE UN APPAREIL DE
CONVICTION TRÈS EFFICACE,
il n’y a aucune raison que le système ne
puisse pas continuer à exister en l’état.
Je ne crois donc pas que des forces purement économiques causeront
la chute du système.
Marx pensait que la baisse tendancielle du taux de profit
ferait inéluctablement tomber le système capitaliste. D'une certaine manière,
je suis plus pessimiste que lui, puisque même avec un taux de rendement du
capital stable, autour de 5 % en moyenne, et une croissance mesurée, les richesses seront de plus en plus concentrées et le
poids des héritages du passé toujours plus fort.
Mais cela, en soi, ne signifie pas qu’il se produira un
effondrement économique.
Ma thèse est donc différente de celle de Marx, et aussi de
celle de David Graeber.
Il se produit certes une explosion de la dette, notamment
américaine, que nous observons tous : mais il y a, dans le même temps, une
forte augmentation du capital, bien supérieure au montant de la dette.
La richesse nette créée est donc
positive, puisque la croissance du capital est plus rapide encore que la montée
de la dette. Je ne dis pas que c’est nécessairement une bonne chose.
Mais il n’y a pas de raison purement économique qui ferait
que ce phénomène serait synonyme d'effondrement du système.
Mais vous dites bien
que le niveau d’inégalités est devenu insupportable ?
T. P. Oui mais,
là encore, L’APPAREIL DE PERSUASION, OU DE RÉPRESSION,
en fonction du pays dont vous parlez, ou la combinaison des deux, peut
permettre à une telle situation de durer.
Il y a un siècle, en dépit du
suffrage universel, les élites des pays industrialisés avaient réussi à refuser
toute mise en place d'impôts progressifs.
Il a fallu la guerre pour créer un
impôt sur le revenu progressif.
David Graeber.
Mais l’endettement d’une personne correspond nécessairement à la richesse d’une
autre, non ?
T. P. C’est un
point intéressant. J’ai adoré votre livre, la seule critique que j’en ferais,
c’est que le capital ne se résume pas à la dette.
Il est exact que davantage de
dettes, qu’elle soit publique ou privée, crée des ressources pour d'autres.
Mais vous n'évoquez pas frontalement les différences
possibles entre la dette et le capital.
Vous faites comme si l’histoire du capital était la même que
celle de la dette. Je pense que vous avez raison de dire que la dette joue un
rôle beaucoup plus important qu’on ne l’a supposé jusqu’ici.
Et, en particulier, dans les contes
de fées que racontent les économistes sur l’accumulation du capital, le troc,
la création de la monnaie ou l'échange monétaire.
La manière dont vous déplacez le regard, en insistant sur
les relations de pouvoir et de domination à l’œuvre dans les relations
d'endettement, est excellente.
Mais le capital est utile en soi. Les inégalités de capital
sont un problème, mais pas le capital en lui-même. Et il y a beaucoup plus de
capital aujourd’hui qu’auparavant.
D. G. Je ne veux pas dire
que le capital se résume à la dette.
Mais qu’on raconte l’inverse à tout
le monde,
et que c’est notre rôle de remplir les blancs que ce récit
laisse sur l’histoire du salariat, du capitalisme industriel, des formes
initiales de capital. J’essaie d’élargir le spectre.
Pourquoi dites-vous que les ressources augmentent alors même
que la dette augmente ?
T. P. La richesse nette a augmenté, c'est-à-dire les
ressources telles qu'on peut les calculer, même compte tenu de la dette.
D. G. Il y a donc
plus de richesses par tête qu’avant ?
T.P. C’est
évident. Prenons les logements. Non seulement il y a plus de logements qu’il y
a 50 ou 100 ans, mais, en proportion d’un an de production, il y a beaucoup
plus de logements « nets de dette » qu’auparavant.
Rapporté à un an de PIB, si vous mesurez le capital
national, défini comme tous les revenus engendrés par l’activité économique, et
que vous déduisez tout l’endettement des acteurs publics et privés du pays, le
ratio a augmenté dans les pays riches depuis 40 ans.
C’est un peu moins spectaculaire aux États-Unis qu’en Europe
et au Japon, mais il augmente aussi. Les ressources augmentent donc beaucoup
plus vite que la dette.
D. G. Pour
revenir à la question initiale, sur un possible
effondrement du système, je pense que les prévisions historiques de ce
type sont piégées.
CE QUI EST SÛR, C’EST QUE TOUS LES
SYSTÈMES ONT UNE FIN,
et qu’il est très dur de savoir quand cela se produira.
Mais nous voyons les signes d’un ralentissement du système
capitaliste.
Au niveau technologique, on n’a pas le sentiment, comme dans
les années 1960 et 1970, de se trouver à la veille de grandes inventions.
En termes de visions politiques, on semble loin des grands
projets de l'après-guerre, comme la création de l'ONU ou le lancement du
programme spatial.
PERSONNE N'ARRIVE MÊME À AGIR SUR LE
DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE, QUI MENACE POURTANT LA VIABILITÉ DE NOTRE ÉCOSYSTÈME ET
DE LA VIE HUMAINE.
Ce sentiment d’impuissance
vient notamment du fait que, depuis trente ans,
LES APPAREILS DE PERSUASION OU DE
COERCITION,
ONT ÉTÉ DAVANTAGE MOBILISÉS POUR GAGNER
LA GUERRE IDÉOLOGIQUE
que
pour n'importe quoi d'autre,
y compris créer les conditions de la viabilité du système
capitaliste.
Le néolibéralisme a privilégié le
politique et l'idéologique sur l’économique.
STRATÉGIQUEMENT, CELA VEUT DIRE
QU‘IL A PRÉFÉRÉ TOUT DÉPLOYER POUR FAIRE CROIRE QUE LE CAPITALISME EST VIABLE À
LONG TERME, PLUTÔT QUE S’ATTELER À LE RENDRE VIABLE À LONG TERME.
Le résultat, c’est une guerre de
l’imaginaire,
efficace au point que les gens qui
se retrouvent avec des boulots de merde pensent que rien d’autre n’est
possible.
On voit bien que cette hégémonie
idéologique atteint ses limites aujourd'hui.
Cela signifie-t-il que le système s’effondre ? C’est dur à
dire.
MAIS S’IL COMMENÇAIT À S’EFFONDRER,
CELA RESSEMBLERAIT À CE QUE NOUS VOYONS.
Les systèmes économiques peuvent connaître des changements
fondamentaux.
Le capitalisme est récent, il est raisonnable d’imaginer
qu’il peut devenir quelque chose d’autre.
« RETOUR À LA MÉSOPOTAMIE »
Le capitalisme est-il
en lui-même la source du problème ou peut-il être réformé ?
T. P. Un des
points que j'apprécie le plus dans le livre de David Graeber, c’est la
continuité qu’il établit entre l’esclavage et la dette publique.
La forme la plus extrême de la dette
est l’esclavage :
vous appartenez pour toujours à quelqu’un d’autre, et
vos enfants potentiellement aussi.
En principe, l’un des progrès de la civilisation a été de se
débarrasser de l’esclavage.
Or, nous explique David Graeber, la transmission
inter-générationnelle de la dette, qui se faisait avec l'esclavage, a trouvé un
mode d'existence moderne, qui est la dette publique et son augmentation, qui
permet de transférer l'endettement d'une génération à l'autre.
On peut imaginer un cas extrême,
avec une quantité infinie de dette publique,
qui représenterait non pas un,
mais dix ou vingt ans de PIB,
et qui reviendrait à faire exister une société
complètement esclavagisée,
où toute la production, où toute la création de
richesses
serait affectée à rembourser la dette.
Tout le monde serait, par ce biais, esclave d’une minorité
de la population, ce qui serait un retour au début de notre histoire.
Dans les faits, nous n’en sommes pas encore là.
Il y a en effet encore beaucoup de capital à mettre en face
de la dette.
Mais cette façon de regarder les choses aide à comprendre
cette étrange situation, où on culpabilise les endettés,
où on nous rabâche que, chacun, nous
« possédons » entre 30 000 et 40 000 euros de la dette publique nationale.
C’est particulièrement fou car, encore une fois, nous
possédons collectivement plus de ressources que de dettes.
Une grande partie de la population possède très peu de
capital, puisqu’il est très concentré.
JUSQU’AU XIX e SIÈCLE, 90
% DU STOCK DE CAPITAL APPARTENAIENT À 10 % DE LA POPULATION.
Aujourd’hui c’est un peu différent.
Aux États-Unis, 73 % du stock de capital appartient aux 10 %
les plus riches.
C’est quand même un
niveau de concentration qui implique que 50 % de la
population ne possède que de la dette.
Pour cette moitié de la population, la dette publique par
tête est donc plus grosse que ce qu’ils possèdent.
Mais 50 % de la population « possède » plus de capital que
de dettes et il est donc absurde de culpabiliser ainsi les populations pour
justifier les politiques d'austérité.
L’annulation de la dette est-elle pour autant la solution,
ainsi que l'écrit David Graeber ?
Je n’ai rien contre. MAIS JE SUIS
PLUS FAVORABLE À UN IMPÔT PROGRESSIF SUR LE PATRIMOINE, AVEC DE FORTS TAUX
D’IMPOSITION EN HAUT DE L’ÉCHELLE.
Pourquoi ? La question est de savoir à quoi ressemble le
jour d’après. Que faites-vous une fois que la dette est annulée ? C’est quoi le
plan ?
Annuler la dette, c’est considérer que le dernier créancier,
le détenteur en dernier ressort de la dette, est le coupable.
Or, le système de transactions
financières tel qu'il fonctionne permet aux plus gros acteurs de se débarrasser
de leurs titres de dette bien avant l’annulation.
Le dernier créancier, du fait du système d’intermédiation,
n’est pas forcément très riche.
Si vous annulez la dette, il n’est pas sûr que
les plus riches y perdent de l’argent.
D. G. Personne ne prétend que l’annulation de la dette est la seule
solution. Pour moi, c’est un élément inévitable dans une série de solutions.
Je ne crois pas que l’annulation de la dette puisse résoudre
tous nos problèmes. Il s'agit davantage d'une rupture conceptuelle.
Pour être tout à fait honnête, je crois vraiment que
L’EFFACEMENT MASSIF DE LA DETTE VA, DE TOUTE FAÇON, SE
PRODUIRE, D’UNE FAÇON OU D’UNE AUTRE.
Pour moi, la discussion porte donc davantage sur les
modalités de cette annulation :
ouvertement, par décision verticale, en
protégeant les intérêts des structures existantes ou sous l’impulsion des
mouvements sociaux.
La plupart des responsables politiques et économiques
auxquels j’ai parlé reconnaissent qu’une forme de répudiation de la dette est
nécessaire.
T. P. C'EST BIEN MON PROBLÈME : LES BANQUIERS SONT D’ACCORD AVEC
VOUS !
D. G. À partir du
moment où cet effacement de la dette va se produire,
la question est de savoir
comment nous prenons possession de ce processus pour qu’il se termine bien.
Car, dans l’histoire, il y a de multiples exemples
d’effacement de l’endettement qui ont servi à préserver les structures sociales
existantes et souvent iniques.
Mais cet effacement a aussi, parfois, servi à produire du
changement social.
Prenez les origines des constitutions athéniennes et
romaines, dans les deux cas, il y avait une crise de la dette, et une manière
de la régler a été de prendre des réformes politiques structurelles.
La république romaine et la
démocratie athéniennes sont nées de crise de la dette.
En réalité, tous les grands moments de transformation
politique sont nés d’une manière ou d’une autre de crises de dette.
Pendant la révolution américaine, la
répudiation de la dette vis-à-vis de la Grande-Bretagne était l’une des
demandes.
Je pense que nous sommes devant un moment semblable, qui
demande de l'invention politique.
Mais l'effacement n’est pas une solution en soi, puisqu'il
en existe historiquement des versions terriblement régressives.
Le Boston Consulting Group a ainsi pondu une note intitulée
« Retour à la Mésopotamie » sur ce sujet, où ils font tourner
des modèles pour voir ce qu’il se passerait en cas d’effacements massifs de
dettes.
Leur conclusion est que cela créerait de gros troubles économiques,
mais que de ne pas le faire en créerait encore plus !
Si vous voulez protéger les structures actuelles de
l’économie, il sera nécessaire d'en passer par là.
Voilà un exemple typique de réponse réactionnaire à la
proposition d’effacement de la dette.
Concernant le capitalisme, il m’est
difficile de l’imaginer survivant encore plus de cinquante ans, surtout au
regard de la question écologique.
Lorsqu'on reprochait au mouvement Occupy Wall Street de ne
pas formuler de demande concrète,
alors qu'on l'avait fait, j'ai lancé, un peu
par provocation, l'idée d’annuler la dette et
d’instaurer
la journée de travail de 4 heures.
Ce serait bénéfique écologiquement et répondrait à
L’HYPERTROPHIE DU TEMPS DE TRAVAIL
QUI VEUT QUE NOUS
TRAVAILLONS BEAUCOUP
POUR DES BOULOTS DONT UNE GRANDE PARTIE
NE SERT À RIEN
D’AUTRE
QU'À OCCUPER LES GENS.
LE MODE DE PRODUCTION ACTUEL
EST
FONDÉ SUR DES PRINCIPES MORAUX
PLUS QU’ÉCONOMIQUES.
La croissance de la dette, des heures de travail et de la
discipline de travail, tout cela semble aller de pair.
Si la monnaie est une relation sociale faite de la promesse
que chacun accordera la même valeur au billet de banque qu’il a entre les
mains,
pourquoi ne pas réfléchir au type de promesses que nous souhaitons nous
faire,
en matière de productivité future et d’engagement dans le travail ?
C’est pourquoi je dis que l’abolition de la dette est une
rupture conceptuelle.
C’est pour nous aider à imaginer d’autres formes de contrat
social, qui pourraient être renégociées démocratiquement.
« S'ILS N'ONT PAS PEUR DE L'IRAK, IL N'Y A PAS DE RAISON
D’AVOIR PEUR DES BAHAMAS OU DE JERSEY »
À vous lire, Thomas
Piketty, la répudiation de la dette n'est pas une solution « civilisée ».
Qu'entendez-vous par là ?
T. P. Parce que
les derniers créanciers des dettes ne sont pas nécessairement ceux qu'il
faudrait faire payer.
Que pensez-vous, David Graeber, de la proposition d’un impôt
progressif sur les richesses, qui me paraît être une façon plus civilisée
d'aboutir à ce résultat ?
J’insiste sur le fait que je suis vraiment très perplexe
face au fait que les plus fervents soutiens de l’abolition de la dette, à part
vous, sont ceux qui veulent des « haircuts »,
cette expression employée au FMI
et à la Bundesbank, qui revient à dire :
les détenteurs de dette publiques ont
pris beaucoup de risques, donc maintenant, ils doivent payer.
Réduisons de 50 % la valeur de la dette grecque, de 60 %
celle de la dette chypriote.
Ce n'est pas du tout une solution progressiste !
Je suis surpris, excusez-moi, que vous ne preniez pas plus
au sérieux la question de quel outil nous doter, de quelles institutions
collectives créer, afin de mieux cibler ceux que nous voulons cibler ?
Une partie de notre rôle d’intellectuels est de dire quelles
institutions collectives nous voulons bâtir.
L’impôt en fait partie.
D. G. L’impôt progressif me semble typique de l’« ère keynésienne »
et de mécanismes redistributifs fondés sur des hypothèses de taux de croissance
qui ne semblent plus vraiment soutenables.
Ces formes de mécanismes de
redistribution s’appuient sur des projections de hausse de productivité, liées
aux hausses de salaires qui, historiquement, se sont produites en même temps
que la mise en place de politiques fiscales redistributives.
Est-ce que ces politiques sont
viables dans un contexte de faible croissance ?
Avec quels effets sociaux ?
T. P. Une faible
croissance rend encore plus désirable ce type d’instruments fiscaux
redistributifs.
Je ne parle pas seulement du traditionnel impôt sur le
revenu ; mais bien d’une taxation progressive de la richesse et du capital.
Il y a une quantité de capital que des gens possèdent, net
de dette.
Si vous imposez un taux d’imposition progressif sur ce
capital, pour ceux qui possèdent très peu, le taux d’imposition est négatif, et
cela revient donc à effacer une partie de leurs dettes.
Il s'agit donc de quelque chose de très différent des
politiques keynésiennes d’imposition sur le revenu.
Par ailleurs, la faible croissance rend l’impôt sur le
revenu et l’impôt sur les richesses encore plus désirables car, avec une faible
croissance, l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de
croissance s’accroît.
Durant la plus grande partie de
l’histoire humaine, la croissance a été presque nulle, et le taux de
rendement du capital était d'environ 5 %.
Quand le taux de croissance est d’environ 5 %, comme en
Europe après la guerre, l’écart entre les deux est donc faible.
Mais quand le taux de croissance est de 1 %, ou même négatif
comme dans certains pays européens, l’écart entre les deux taux devient énorme.
Ce n'est pas un problème d'un point de vue purement
économique, mais c'est en un d'un point de vue social, parce que cela entraîne
de grosses concentrations de la richesse.
Face à cela, la taxation progressive
de la richesse et du patrimoine est utile.
D. G. Mais cet
impôt progressif sur le capital ne devrait-il pas être international ?
T. P. Oui bien
sûr. Je suis internationaliste, comme vous, je ne pense donc pas que ce soit un
point de discussion entre nous.
D. G. C’est quand
même intéressant car, historiquement, quand vous passez à une ère où le crédit
est fort, vous avez en général une forme de mécanisme surplombant qui protège
les débiteurs et empêche les créanciers de faire n'importe quoi, quitte à
prendre des mesures favorables aux débiteurs.
Ces mécanismes qui empêchent les créanciers d'avoir trop
d'emprise sur les débiteurs ont pris des formes diverses :
une monarchie de
droit divin en Mésopotamie, le jubilé biblique, le droit canon au Moyen Âge, le
bouddhisme, le confucianisme :
en bref, il existait dans ces sociétés un appareil
institutionnel et/ou moral qui maintenait une forme de contrôle sur le crédit.
Aujourd’hui, nous sommes dans une phase où le crédit est
déterminant, mais nous faisons les choses à l’envers.
Nous avons déjà des institutions surplombantes, de nature
quasi religieuses dans la mesure où
le néolibéralisme
peut être vu comme une forme de foi,
mais, au lieu de protéger les débiteurs contre les
créanciers, elles font l’inverse.
Depuis trente ans, l'ensemble
composé par le FMI, l'OMC, les institutions financières issues de Bretton
Woods, les banques d’investissements, les multinationales ou les ONG
internationales constitue
UN SYSTÈME BUREAUCRATIQUE INTERNATIONAL DE TAILLE
MONDIALE QUI, CONTRAIREMENT À L’ONU, A LES MOYENS DE FAIRE APPLIQUER SES
DÉCISIONS.
Puisque toute cette structure a été
explicitement mise en place pour défendre les intérêts des financiers et des
créanciers,
comment serait-il politiquement possible de transformer cet
appareil pour qu’il fasse le contraire de ce pour quoi il a été mis en œuvre ?
T. P. Il va
falloir convaincre plus de gens, que puis-je vous dire ? !
C’est important de savoir déjà où nous voulons aller.
Ce qui m’inquiète, c’est que pour les grandes institutions
dont vous parlez, il est beaucoup plus naturel que ce que vous pensez d’annuler
la dette.
Pourquoi aiment-ils cette expression d’«haircut » ?
Parce que vous restez dans le système moral du marché. Le coupable est
celui qui possède la dette.
Le risque, pour moi, est que les
institutions financières aillent dans la direction que vous décrivez.
Typiquement, lors de la crise chypriote, alors qu'avait été
discuté un projet d’impôt progressif sur les capitaux, avec un peu de
progressivité,
le FMI et la BCE ont, in fine, décidé de procéder par « haircuts
»,
en faisant le choix d’une taxe égale pour tous.
En France, en 1945/46, il y avait
une dette publique énorme.
Deux outils ont été utilisés.
D'abord beaucoup d’inflation, qui est historiquement la principale
manière de se débarrasser de la dette,
mais qui a réduit le peu que
possédaient par exemple les personnes âgées pauvres, qui ont tout perdu.
Ce qui fait qu’en 1956, il y a eu un
consensus national pour créer une allocation vieillesse,
une forme de revenu
minimum pour ces retraités qui avaient tout perdu.
Les riches n’ont rien perdu du fait
de cette inflation.
L’inflation ne réduit pas leur richesse, parce qu'ils
l’investissent dans le dur, et cela la protège.
Ce qui leur a fait perdre de
l’argent, c'est un autre mécanisme alors mis en place :
UN IMPÔT PROGRESSIF ET EXCEPTIONNEL
SUR LES RICHESSES ET LE CAPITAL, CRÉÉ EN 1945.
Or, 70 ans plus tard, le FMI essaie de nous faire croire
qu'il est techniquement impossible d’établir un impôt progressif gradué sur le
capital.
J’ai vraiment peur que ces institutions dont vous parlez
n’aient de fortes raisons idéologiques de préférer les « haircuts ».
N’y a-t-il pas un risque d’évasion fiscale ?
N’est-il pas plus facile aux possesseurs de capital
d’échapper à l’impôt qu’aux effets de l’annulation de la dette ?
T. P. Non, c’est
très facile d’échapper aux effets de la répudiation de la dette,
comme
d’échapper à l’inflation.
Les gros portefeuilles ne détiennent pas de titres de dettes
et sont constitués de capitaux propres.
EST-IL POSSIBLE DE LUTTER CONTRE
L’ÉVASION FISCALE ?
Oui, si on le veut, on le peut.
Quand les gouvernements modernes veulent que leurs décisions
soient respectées, ils y arrivent.
QUAND LES GOUVERNEMENTS OCCIDENTAUX
VEULENT ENVOYER UN MILLION DE SOLDATS
AU KOWEÏT POUR QUE LE PÉTROLE KOWEÏTI
NE
SOIT PAS ANNEXÉ PAR L'IRAK,
ILS LE FONT.
S'ils n'ont pas peur de l'Irak,
il
n'y a pas de raison d’avoir peur des Bahamas ou de Jersey,
il faut être
sérieux !
Créer un impôt très progressif sur la richesse et le capital
ne pose pas de problèmes techniques.
C’est une question de volonté politique.
*
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pour une « révolution fiscale »
Par Laurent Mauduit
*
LE LIVRE DERRIÈRE OCCUPY WALL STREET
23 novembre 2013
Michel Lapierre
Le Devoir, 24 nov. 2013.p. F7
*
DETTE : 5000 ANS D’HISTOIRE
David Graeber
2013. 624 pages
Broché: 624 pages
Editeur : LES LIENS QUI LIBÈRENT EDITIONS (25 septembre
2013)
Collection : LIENS QUI LIBERÈRENT
ISBN-13: 979-1020900593
*
Debt: The First 5,000 Years
p.2. 5. 17
http://www.amazon.fr/Debt-The-First-000-Years/dp/1612191290/ref=pd_cp_b_0