mardi 13 décembre 2011
5851. UN TRÈS VIEUX PHILOSOPHE CATHOLIQUE, AMI DES PAPES, PARLE D'INTERNET
_ (Jean) Guitton, que pensez-vous d’Internet?
_ La technique fait exister des concepts purs.
Déjà aujourd’hui, n’importe quel humain a virtuellement accès dans la minute à toutes les informations ouvertes de tous les autres membres de la communauté humaine.
Demain, dans une carte magnétique achetée 100 francs, vous avez toute la bibliothèque du Congrès. (…) (et) le système d’exploitation pour vous repérer en un instant dans cet univers et en extraire à la seconde tout ce qui vous intéresse.
_ Quelles sont les conséquences?
_ Énormes, Socrate. Prenez la philosophie. Qu’étais-ce jadis qu’un «vrai philosophe»? Un original comme vous, Socrate, qui passiez vos journées à bavarder avec le premier venu dans les rues d’Athènes. C’était Spinoza, ponçant ses lentilles astronomiques tout en peaufinant son Éthique. C’était Pascal, inventant la machine à calculer à ses heures perdues. C’était Descartes, méditant sa philosophie en faisant le coup de feu dans les armées impériales qui ne guerroyaient qu’une moitié de l’année.
Aujourd’hui, la Sorbonne les aurait tous recalés, et vous le premier.
_ Et Nietzsche, éclairs de génie dans une vie errante.
_ L’esprit est libre et vivant, Socrate. On le tue en le bureaucratisant. Blaise Pascal intégré à la structure d’un Centre national de la recherche scientifique, c’est comme l’air des cimes vendu en boites de conserve. Imaginez Ronsard, poètes des Amours, protégé du roi Charles IX. Aujourd’hui, il serait le fonctionnaire no. 37825, relevant de l’Administration nationale des Beaux-Arts, Direction de la Poésie, Sous-Direction du Sonnet, Laboratoire no.4, etc. Il n’aurait écrit que des inepties avant de se jeter par la fenêtre.
_ C’est certain.
_ Aujourd’hui, Socrate, qu’est-ce qu’un «vrai philosophe» ? Un professeur d’histoire de la philosophie, comme si la philosophie n’était plus qu’une vieille histoire.
Ou comme si les livres des philosophes étaient des textes sacrés, écrits par l’Esprit Absolu.
_ La comparaison est exacte, Guitton. Ça commençait déjà de mon temps. C’est pour cela que j’ai refusé d’écrire.
_ Quand nous lisons un galimatias dans Hegel, nous nous rompons la tête à chercher ce que l’Absolu a pu vouloir dire.
_ C’est comme ça Guitton, l’Absolu est infaillible, Hegel est son prophète.
_ Tel est, aujourd’hui, le sacrificio dell’ intelletto. Par contre le pape a toujours tort et la Bible se trompe. Forcément.
_ Je me disais au purgatoire, Guitton : pensez qu’un livre est inspiré de Dieu, c’est reconnaître que tous les autres ne le sont pas. (…)
(…)
_ C’est ainsi, Socrate. Une chose nait de son contraire. (…)
(…)
_ (…) Auguste Compte. Il était athée, mais n’avait pas les yeux dans sa poche. Encore un auquel la Sorbonne rend un culte après sa mort, après l’avoir laissé mourir de faim.
_ Guitton, je ne sais pas s’il faut accuser la Sorbonne. C’est plus général. C’est l’esprit bourgeois. C’est aussi de cette façon qu’il traite les artistes.
_ Qu’est-ce qu’un bourgeois? (…) Au fait, Socrate qu’est-ce que l’esprit bourgeois?
_ L’épuisement de l’âme dans la paix et le dépérissement du politique, la fureur de la guerre économique, le minimum de social et le scepticisme culturel, qui sourit de tout, aux pieds de la seule vérité : «l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent».
_ C’est Marx qui a dit ça?
_ Non, Guitton. C’est Honoré de Balzac.
_ Ça ne m’étonne pas, il est beaucoup plus subversif.
_ Oui, mais il se rasait mieux et avait pris une fausse particule. Moyennant quoi, vos jeunes les mieux élevés ont le droit de le lire à partir de douze ou treize ans.
_ Vous êtes un vrai révolutionnaire, Socrate. Je ne m’étonne plus qu’on vous ait donné la cigüe.
(…)
_ Nous avons dérivé, où en étions-nous?
_ Je ne sais plus. Je crois que nous parlions des philosophes et de l’histoire de la philosophie.
_ Je me remets, Guitton. Les philosophes ne peuvent vivre sans méditer sur les grandes œuvres de leur tradition.
_ Bien entendu, Socrate, mais ce n’est pas la question. Il s’agit de savoir si la philosophie est d’abord l’exégèse de sa propre tradition. Moi, je dis qu’elle est morte aussitôt qu’elle agit ainsi.
La philosophie est une réflexion vivante sur des sujets extérieurs à elle : la politique, la religion, les sciences, la morale, l’économie, l’existence, etc.
Les hommes se posent des questions et ont besoin d’y répondre.
Aucune science particulière n’y peut répondre.
Alors naît une réflexion et une discipline au confluent de ces questions : c’est la philosophie vivante.
_ Et les vieux philosophes?
_ On les relit pour qu’ils nous fassent avoir des idées et on leur fait hommage des idées qu’ils n’ont jamais eues mais que nous n’aurions pas eues sans eux.
Un grand philosophe, c’est ça : un type épatant, qui a le génie de vous faire avoir du génie, et qui en fait avoir à toutes les générations successives.
Mais la tradition pour elle-même, c’est bête comme un grattoir sans allumette. Ça ne produit que des commentateurs et des rats de bibliothèque.
_ Qu’est-ce qu’un rat de bibliothèque?
_ Quelqu’un qui a lu 20,000 volumes, en a feuilleté 100,000, et qui sait où se trouve la moindre broutille ayant rapport avec sa spécialité.
_ Et, Internet, là-dedans?
_ C’est le salut de la philosophie, Socrate, parce que c’est la mort des rats. N’importe quel esprit méditatif aura bientôt à son service un esclave électronique égalant les performances d’un régiment d’érudits. Les rats de bibliothèque ne serviront plus à rien. Éventés. Abolis. Annulés. Comme les bœufs de labour quand sont arrivés les tracteurs.
_ Guitton, ne me donnez pas de fausse joie.
_ Ce ne sont pas de fausses joies, Socrate. Je crois que nous avons à nouveau le droit d’espérer. La technique peut aussi avoir une vertu libératrice.
Imaginez que vous vouliez étudier la moindre question. Internet vous sort aussitôt sur le sujet 11,358 références en 35 langues. Durée moyenne de dépouillement intégral du dossier : 20 ans de travail à plein temps. Avec les normes et les scrupules de l’érudit : infaisable.
Ainsi donc : primo, la technique permet la mobilisation instantanée de tout le capital intellectuel existant;
deuxio, l’accroissement du nombre des auteurs et l’accumulation constante de leurs écrits font croître la masse du matériau à dépouiller, sur le moindre sujet, très au-delà des limites de l’humainement possible;
tertio : les progrès dans la construction des mémoires électroniques rendent de toute façon inutile le travail de mémorisation spécialisée.
Les seules ressources rares et irremplaçables deviendront l’intuition, la critique, la méditation, la synthèse et l’invention.
Moyennant la technique, nous guérirons ainsi de l’accumulation par l’excès d’accumulation. Nous guérirons de l’excès de spécialisation par l’excès même de la spécialisation.
_ À moins, Guitton, que nous n’entrions dans un processus d’archi-spécialisation.
_ Il est en ce domaine, Socrate, une limite difficile à franchir, sans tomber dans le ridicule et l’insignifiance.
Il reste toujours évident que, si la connaissance d’un tout dépend de celle de ses éléments, réciproquement la juste appréciation des éléments dépend aussi de la connaissance de l’ensemble.
Sans analyse, la synthèse est superficielle et vague, mais sans capacité de synthèse, l’analyse est un abrutissement.
Les progrès de la spécialisation et de la technique annulent donc les prestiges de la spécialisation et de l’érudition.
_ L’évolution de la maladie en aura fourni le remède.
_ Exactement.
_ Peut-être aurez-vous raison.
*
Conversation entre l’âme de Jean Guitton à son jugement dernier avec Socrate. p. 156
Dans Mon testament philosophique de Jean Guitton. Presses de la Renaissance
_ La technique fait exister des concepts purs.
Déjà aujourd’hui, n’importe quel humain a virtuellement accès dans la minute à toutes les informations ouvertes de tous les autres membres de la communauté humaine.
Demain, dans une carte magnétique achetée 100 francs, vous avez toute la bibliothèque du Congrès. (…) (et) le système d’exploitation pour vous repérer en un instant dans cet univers et en extraire à la seconde tout ce qui vous intéresse.
_ Quelles sont les conséquences?
_ Énormes, Socrate. Prenez la philosophie. Qu’étais-ce jadis qu’un «vrai philosophe»? Un original comme vous, Socrate, qui passiez vos journées à bavarder avec le premier venu dans les rues d’Athènes. C’était Spinoza, ponçant ses lentilles astronomiques tout en peaufinant son Éthique. C’était Pascal, inventant la machine à calculer à ses heures perdues. C’était Descartes, méditant sa philosophie en faisant le coup de feu dans les armées impériales qui ne guerroyaient qu’une moitié de l’année.
Aujourd’hui, la Sorbonne les aurait tous recalés, et vous le premier.
_ Et Nietzsche, éclairs de génie dans une vie errante.
_ L’esprit est libre et vivant, Socrate. On le tue en le bureaucratisant. Blaise Pascal intégré à la structure d’un Centre national de la recherche scientifique, c’est comme l’air des cimes vendu en boites de conserve. Imaginez Ronsard, poètes des Amours, protégé du roi Charles IX. Aujourd’hui, il serait le fonctionnaire no. 37825, relevant de l’Administration nationale des Beaux-Arts, Direction de la Poésie, Sous-Direction du Sonnet, Laboratoire no.4, etc. Il n’aurait écrit que des inepties avant de se jeter par la fenêtre.
_ C’est certain.
_ Aujourd’hui, Socrate, qu’est-ce qu’un «vrai philosophe» ? Un professeur d’histoire de la philosophie, comme si la philosophie n’était plus qu’une vieille histoire.
Ou comme si les livres des philosophes étaient des textes sacrés, écrits par l’Esprit Absolu.
_ La comparaison est exacte, Guitton. Ça commençait déjà de mon temps. C’est pour cela que j’ai refusé d’écrire.
_ Quand nous lisons un galimatias dans Hegel, nous nous rompons la tête à chercher ce que l’Absolu a pu vouloir dire.
_ C’est comme ça Guitton, l’Absolu est infaillible, Hegel est son prophète.
_ Tel est, aujourd’hui, le sacrificio dell’ intelletto. Par contre le pape a toujours tort et la Bible se trompe. Forcément.
_ Je me disais au purgatoire, Guitton : pensez qu’un livre est inspiré de Dieu, c’est reconnaître que tous les autres ne le sont pas. (…)
(…)
_ C’est ainsi, Socrate. Une chose nait de son contraire. (…)
(…)
_ (…) Auguste Compte. Il était athée, mais n’avait pas les yeux dans sa poche. Encore un auquel la Sorbonne rend un culte après sa mort, après l’avoir laissé mourir de faim.
_ Guitton, je ne sais pas s’il faut accuser la Sorbonne. C’est plus général. C’est l’esprit bourgeois. C’est aussi de cette façon qu’il traite les artistes.
_ Qu’est-ce qu’un bourgeois? (…) Au fait, Socrate qu’est-ce que l’esprit bourgeois?
_ L’épuisement de l’âme dans la paix et le dépérissement du politique, la fureur de la guerre économique, le minimum de social et le scepticisme culturel, qui sourit de tout, aux pieds de la seule vérité : «l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent».
_ C’est Marx qui a dit ça?
_ Non, Guitton. C’est Honoré de Balzac.
_ Ça ne m’étonne pas, il est beaucoup plus subversif.
_ Oui, mais il se rasait mieux et avait pris une fausse particule. Moyennant quoi, vos jeunes les mieux élevés ont le droit de le lire à partir de douze ou treize ans.
_ Vous êtes un vrai révolutionnaire, Socrate. Je ne m’étonne plus qu’on vous ait donné la cigüe.
(…)
_ Nous avons dérivé, où en étions-nous?
_ Je ne sais plus. Je crois que nous parlions des philosophes et de l’histoire de la philosophie.
_ Je me remets, Guitton. Les philosophes ne peuvent vivre sans méditer sur les grandes œuvres de leur tradition.
_ Bien entendu, Socrate, mais ce n’est pas la question. Il s’agit de savoir si la philosophie est d’abord l’exégèse de sa propre tradition. Moi, je dis qu’elle est morte aussitôt qu’elle agit ainsi.
La philosophie est une réflexion vivante sur des sujets extérieurs à elle : la politique, la religion, les sciences, la morale, l’économie, l’existence, etc.
Les hommes se posent des questions et ont besoin d’y répondre.
Aucune science particulière n’y peut répondre.
Alors naît une réflexion et une discipline au confluent de ces questions : c’est la philosophie vivante.
_ Et les vieux philosophes?
_ On les relit pour qu’ils nous fassent avoir des idées et on leur fait hommage des idées qu’ils n’ont jamais eues mais que nous n’aurions pas eues sans eux.
Un grand philosophe, c’est ça : un type épatant, qui a le génie de vous faire avoir du génie, et qui en fait avoir à toutes les générations successives.
Mais la tradition pour elle-même, c’est bête comme un grattoir sans allumette. Ça ne produit que des commentateurs et des rats de bibliothèque.
_ Qu’est-ce qu’un rat de bibliothèque?
_ Quelqu’un qui a lu 20,000 volumes, en a feuilleté 100,000, et qui sait où se trouve la moindre broutille ayant rapport avec sa spécialité.
_ Et, Internet, là-dedans?
_ C’est le salut de la philosophie, Socrate, parce que c’est la mort des rats. N’importe quel esprit méditatif aura bientôt à son service un esclave électronique égalant les performances d’un régiment d’érudits. Les rats de bibliothèque ne serviront plus à rien. Éventés. Abolis. Annulés. Comme les bœufs de labour quand sont arrivés les tracteurs.
_ Guitton, ne me donnez pas de fausse joie.
_ Ce ne sont pas de fausses joies, Socrate. Je crois que nous avons à nouveau le droit d’espérer. La technique peut aussi avoir une vertu libératrice.
Imaginez que vous vouliez étudier la moindre question. Internet vous sort aussitôt sur le sujet 11,358 références en 35 langues. Durée moyenne de dépouillement intégral du dossier : 20 ans de travail à plein temps. Avec les normes et les scrupules de l’érudit : infaisable.
Ainsi donc : primo, la technique permet la mobilisation instantanée de tout le capital intellectuel existant;
deuxio, l’accroissement du nombre des auteurs et l’accumulation constante de leurs écrits font croître la masse du matériau à dépouiller, sur le moindre sujet, très au-delà des limites de l’humainement possible;
tertio : les progrès dans la construction des mémoires électroniques rendent de toute façon inutile le travail de mémorisation spécialisée.
Les seules ressources rares et irremplaçables deviendront l’intuition, la critique, la méditation, la synthèse et l’invention.
Moyennant la technique, nous guérirons ainsi de l’accumulation par l’excès d’accumulation. Nous guérirons de l’excès de spécialisation par l’excès même de la spécialisation.
_ À moins, Guitton, que nous n’entrions dans un processus d’archi-spécialisation.
_ Il est en ce domaine, Socrate, une limite difficile à franchir, sans tomber dans le ridicule et l’insignifiance.
Il reste toujours évident que, si la connaissance d’un tout dépend de celle de ses éléments, réciproquement la juste appréciation des éléments dépend aussi de la connaissance de l’ensemble.
Sans analyse, la synthèse est superficielle et vague, mais sans capacité de synthèse, l’analyse est un abrutissement.
Les progrès de la spécialisation et de la technique annulent donc les prestiges de la spécialisation et de l’érudition.
_ L’évolution de la maladie en aura fourni le remède.
_ Exactement.
_ Peut-être aurez-vous raison.
*
Conversation entre l’âme de Jean Guitton à son jugement dernier avec Socrate. p. 156
Dans Mon testament philosophique de Jean Guitton. Presses de la Renaissance