samedi 23 mars 2013
6131. IL Y A TANT DE PAUVRES ET DE PAUVRESSES ET DE PAUVRETEAUX (PETITS DES PAUVRES). DEVRA-T-ON LES TUER POUR LEUR BIEN ? HUM! POUR DES RAISONS MORALES ET PSYCHOLOGIQUE: ÉVITONS D'UTILISER LE MOT «TUER». MAIS ON PEUT FACILITER LES CIRCONSTANCES QUI PEUVENT AMENER À LEUR DISPARITION. LE MOT «DISPARITION» EST MIEUX. OU, SI DE TELLES MÉTHODES N'EXISTENT PAS ENCORE - SAUF LA RÉUTILISATION DES MÉTHODES NAZIES (ET TOUT LE MONDE RÉPROUVE LES MÉTHODES NAZIES - SAUF LORSQU'IL FAUT OFFICIALISER LA NÉCESSAIRE ET INDISPENSABLE TORTURE DES «TERRORISTES» - ON PEUT SIMPLEMENT SE SERVIR D'UN MÉCANISME PSYCHOLOGIQUE RÉFLEXE: NIER. OUBLIER. BREF, DANS UN MOMENT DE DISTRACTION, ON AURA PERDU LES PAUVRES. C'EST FACILEMENT EXPLICABLE, NOUS SOMMES SI OCCUPÉS. ON NE PEUT PENSER À TOUT.
*
DERRIÈRE LA FATALITÉ,
L’ÉPURATION SOCIALE
L’ART D’IGNORER LES PAUVRES
John Kenneth Galbraith,
octobre 2005
Le Monde Diplomatique
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/GALBRAITH/12812
(Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro de novembre 1985 de Harper’s Magazine.)
HOW TO GET THE POOR OFF OUR CONSCIENCE
John Kenneth Galbraith
November 1985
Harper’s Magazine
http://harpers.org/archive/1985/11/how-to-get-the-poor-off-our-conscience/
*
Chaque catastrophe « naturelle » révèle, s’il en était besoin, l’extrême fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent dévaluées.
Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup,
masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes
– et à rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer.
Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens exercices humains :
le processus par lequel, au fil des années, et même au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres.
Pauvres et riches ont toujours vécu côte à côte, toujours inconfortablement, parfois de manière périlleuse.
Plutarque affirmait que
« le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques ».
LES PROBLÈMES RÉSULTANT DE CETTE COEXISTENCE,
et particulièrement celui de LA JUSTIFICATION DE LA BONNE FORTUNE DE QUELQUES-UNS FACE À LA MAUVAISE FORTUNE DES AUTRES,
sont une préoccupation intellectuelle de tous les temps. Ils continuent de l’être aujourd’hui.
Il faut commencer par la solution proposée par la Bible :
les pauvres souffrent en ce bas monde, mais ils seront magnifiquement récompensés dans l’autre.
Cette solution admirable permet aux riches de jouir de leur richesse tout en enviant les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà.
Bien plus tard, dans les vingt ou trente années qui suivirent la publication, en 1776, des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations – à l’aube de la révolution industrielle en Angleterre –, le problème et sa solution commencèrent à prendre leur forme moderne.
Un quasi-contemporain d’Adam Smith, Jeremy Bentham (1748-1832), inventa une formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée britannique et aussi, dans une certaine mesure, sur la pensée américaine pendant cinquante ans :
l’utilitarisme.
« Par principe d’utilité, écrivit Bentham en 1789, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu. »
La vertu est, et même doit être, autocentrée.
LE PROBLÈME SOCIAL DE LA COEXISTENCE D’UN PETIT NOMBRE DE RICHES ET D’UN GRAND NOMBRE DE PAUVRES
était réglé dès lors que l’on parvenait « au plus grand bien pour le plus grand nombre ».
La société faisait de son mieux pour le maximum de personnes, et il fallait accepter que le résultat soit malheureusement très déplaisant à l’encontre de ceux, très nombreux, pour lesquels le bonheur n’était pas au rendez-vous.
En 1830, une nouvelle formule, toujours d’actualité, fut proposée pour évacuer la pauvreté de la conscience publique.
Elle est associée aux noms du financier David Ricardo (1772-1823) et du pasteur anglican thomas Robert Malthus (1766-1834) :
SI LES PAUVRES SONT PAUVRES, C’EST LEUR FAUTE
– cela tient à leur fécondité excessive.
Leur intempérance sexuelle les a conduits à proliférer jusqu’aux limites des ressources disponibles.
Pour le malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause dans le lit, les riches ne sont pas responsables de sa création ou de sa diminution.
Au milieu du XIXe siècle, une autre forme de déni connut un grand succès, particulièrement aux Etats-Unis :
le « darwinisme social », associé au nom de Herbert Spencer (1820-1903).
Pour ce dernier, dans la vie économique comme dans le développement biologique, la règle suprême était LA SURVIE DES PLUS APTES,
expression que l’on prête à tort à Charles Darwin (1809-1882).
L’ÉLIMINATION DES PAUVRES EST LE MOYEN UTILISÉ PAR LA NATURE POUR AMÉLIORER LA RACE.
[Élimination des inaptes. Attardé, infirmes, handicapés, malades, vieillards. Eugénisme. Nazisme. ]
La qualité de la famille humaine sort renforcée de la disparition des faibles et des déshérités.
L’un des plus notables porte-parole américains du darwinisme social fut John D. Rockefeller, le premier de la dynastie, qui déclara dans un discours célèbre :
« La variété de rose “American Beauty” ne peut être produite dans la splendeur et le parfum qui enthousiasment celui qui la contemple qu’en sacrifiant les premiers bourgeons poussant autour d’elle.
Il en va de même dans la vie économique. Ce n’est là que l’application d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu. »
Au cours du XXe siècle, le darwinisme social en vint à être considéré comme un peu trop cruel :
[Surtout lorsqu'on vit son adaptation Allemande. Un peu gênante. ]
sa popularité déclina et, quand on y fit référence, ce fut généralement pour le condamner.
Lui succéda un déni plus amorphe de la pauvreté, associé aux présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933).
Pour eux, toute aide publique aux pauvres faisait obstacle au fonctionnement efficace de l’économie.
Elle était même incompatible avec un projet économique qui avait si bien servi la plupart des gens.
CETTE IDÉE QU’IL EST ÉCONOMIQUEMENT DOMMAGEABLE D’AIDER LES PAUVRES
reste présente.
Et, au cours de ces dernières années, LA RECHERCHE DE LA MEILLEURE MANIÈRE D’ÉVACUER TOUTE MAUVAISE CONSCIENCE AU SUJET DES PAUVRES est devenue une préoccupation philosophique, littéraire et rhétorique de première importance.
C’est aussi une entreprise non dépourvue d’intérêt économique.
Des quatre ou peut-être cinq méthodes en cours pour garder bonne conscience en la matière, la première est le produit d’un fait incontestable :
la plupart des initiatives à prendre en faveur des pauvres relèvent, d’une manière ou d’une autre, de l’Etat.
ON FAIT ALORS VALOIR QU’IL EST PAR NATURE INCOMPÉTENT, SAUF QUAND IL S’AGIT DE GÉRER LE PENTAGONE ET DE PASSER DES MARCHÉS PUBLICS AVEC DES FIRMES D’ARMEMENTS.
Puisqu’il est à la fois incompétent et inefficace, on ne saurait lui demander de se porter au secours des pauvres : il ne ferait que mettre davantage de pagaille et aggraverait encore leur sort.
UN MÉCANISME DE DÉNI PSYCHOLOGIQUE
Nous vivons une époque où les allégations d’incompétence publique vont de pair avec une
CONDAMNATION GÉNÉRALE DES FONCTIONNAIRES, À L’EXCEPTION, ON NE LE DIRA JAMAIS ASSEZ, DE CEUX TRAVAILLANT POUR LA DÉFENSE NATIONALE.
La seule forme de discrimination toujours autorisée – pour être plus précis, encore encouragée – aux Etats-Unis est la discrimination à l’endroit des employés du gouvernement fédéral, en particulier dans les activités relevant de la protection sociale.
NOUS AVONS DE GRANDES BUREAUCRATIES D’ENTREPRISES PRIVÉES, REGORGEANT DE BUREAUCRATES D’ENTREPRISE, MAIS CES GENS-LÀ SONT BONS.
[Et ont conduit GM à la faillite. Et GM fut sauvée par l'État US, Canadien, Ontarien.]
LA BUREAUCRATIE PUBLIQUE ET LES FONCTIONNAIRES SONT MAUVAIS.
En fait, les Etats-Unis disposent d’une fonction publique de qualité, servie par des agents compétents et dévoués, honnêtes dans leur quasi-totalité, et peu enclins à se laisser SURFACTURER DES CLÉS À MOLETTE, DES AMPOULES ÉLECTRIQUES, DES MACHINES À CAFÉ ET DES SIÈGES DE TOILETTES PAR LES FOURNISSEURS.
CURIEUSEMENT, QUAND DE TELLES TURPITUDES SE PRODUISIRENT, CE FUT AU PENTAGONE...
Nous avons presque éliminé la pauvreté chez les personnes âgées, grandement démocratisé l’accès à la santé et aux soins, garanti aux minorités l’exercice de leurs droits civiques, et beaucoup fait pour l’égalité des chances en matière d’éducation.
Voilà un bilan remarquable pour des gens réputés incompétents et inefficaces.
Force est donc de constater que la condamnation actuelle de toute action et administration gouvernementales est en réalité l’un des éléments d’un dessein plus vaste :
refuser toute responsabilité à l’égard des pauvres.
La deuxième méthode s’inscrivant dans cette grande tradition séculaire consiste à
EXPLIQUER QUE TOUTE FORME D’AIDE PUBLIQUE AUX INDIGENTS SERAIT UN TRÈS MAUVAIS SERVICE À LEUR RENDRE.
Elle détruit leur moral.
Elle les détourne d’un emploi bien rémunéré.
Elle brise les couples, puisque les épouses peuvent solliciter des aides sociales pour elles-mêmes et leurs enfants, une fois qu’elles se retrouvent sans mari.
Il n’existe absolument aucune preuve que ces dommages soient supérieurs à ceux qu’entraînerait la suppression des soutiens publics.
Pourtant, l’argument selon lequel ils nuisent gravement aux déshérités est constamment ressassé, et, plus grave, cru.
C’est sans doute la plus influente de nos fantasmagories.
Troisième méthode, liée à la précédente, pour se laver les mains du sort des pauvres :
affirmer que LES AIDES PUBLIQUES ONT UN EFFET NÉGATIF SUR L’INCITATION À TRAVAILLER.
[Parmi les incitatifs: La faim et la soif et le désintérêt à coucher sous les ponts dans l'humidité et le froid.]
ELLES OPÈRENT UN TRANSFERT DE REVENUS DES ACTIFS VERS LES OISIFS ET AUTRES BONS À RIEN,
et, de ce fait, découragent les efforts de ces actifs et ENCOURAGENT LE DÉSŒUVREMENT DES PARESSEUX.
L’économie dite de l’offre est la manifestation moderne de cette thèse.
Elle soutient que, AUX ETATS-UNIS, LES RICHES NE TRAVAILLENT PAS PARCE QUE L’IMPÔT PRÉLÈVE UNE TROP GRANDE PART DE LEURS REVENUS.
[Et à chaque augmentation - annoncée (mais oubliée sitôt les cris de douleurs des médias à leurs bottes), lse riches et les patrons menacent de ne plus travailler. Ou, leurs médias, nous informent de cette possibilité. Et ils vont déménager avec leur $ et leurs usines. ]
DONC, EN PRENANT L’ARGENT DES PAUVRES ET EN LE DONNANT AUX RICHES, NOUS STIMULONS L’EFFORT ET, PARTANT, L’ÉCONOMIE.
[Ce qui explique que l'on paie très cher et avec contentement les patrons des fonctionnaires - pour être concurrentiels avec les jobs qu'ils doivent refuser pour travailler au public. Et on est content des salaires et primes des dirigeants du privé - même les actionnaires de ces entreprises que l'on plume pour ces ponts d'or, sont content de voir le contement de leurs dirigeants (en fait leur employés - puisqu'ils sont, eux, les véritables propriétaires des entreprises cotées en Bourse). Tandis que tous rechigneront devant la perspective de l'augmentation du salaire minimum. Car, ici, la logique diffère de celle appliquée aux patrons riches. Au lieu de les motiver à mieux faire, ce soudain afflux d'$ (quelques cennes), les démotivera et les rendra paresseux. Même logique pour tous les employés. La faim et la soif et la perspective de voir leur famille à l'agonie doit être leur seul impératif moral. Il va de soi que les syndicats qui font la promotion de l'enrichissement des travailleurs sont très mal vu. Et il y a toute une troupe médiatique - qui ne sont ni riches et qui ne connaissent pas personnellement de riches - qui sont contre de telles débauches financières. Et contre ceux qui mettent de telles idées dans les esprits simples des ouvriers/employés/travailleurs.]
[Ce qu’on a fait en 2008 – et c’est ce qui a sauvé NOS riches. Et, astuce, cet $ imaginaire, imprimé ou écrit, a (aurait) (on est dans l’imaginaire et le conte de fée ) été «emprunté» au Marché – donc aux banques (et aux riches) – pour les sauver. Ceci fait, ils n'ont à remercier qui que ce soit. Ils retirent les bouées de sauvetages qui restaient. Les dures lois du Marché s'appliquent à tous sauf à eux. Selon ce raisonnement digne de Donatien Alphonse François de Sade et de Leopold von Sacher Masoch, cet $ est devenu une dette et un autre déficit de l’État qu’il faudra rembourser. Il faut que l’État balance ses comptes. Alors qu'ils pouvaient pisser des milliards de milliards pour les sauver. En privatisant. Coupant des postes de fonctionnaires -sauf à l’armée. Coupant les pensionnés, les chômeurs, les assistés sociaux. Ceci est très bien fait!]
Mais qui peut croire que la grande masse des pauvres préfère l’assistance publique à un bon emploi ?
Ou que les cadres dirigeants des grandes entreprises – personnages emblématiques de notre époque – passent leur temps à se tourner les pouces au motif qu’ils ne sont pas assez payés ?
Voilà une accusation scandaleuse contre le dirigeant d’entreprise américain, qui, de notoriété publique, travaille dur.
La quatrième technique permettant de se soulager la conscience est de mettre en évidence
les effets négatifs qu’une confiscation de leurs responsabilités aurait sur la liberté des pauvres.
LA LIBERTÉ, C’EST LE DROIT DE DÉPENSER À SA GUISE, ET DE VOIR L’ETAT PRÉLEVER ET DÉPENSER LE MINIMUM DE NOS REVENUS.
Ici encore, LE BUDGET DE LA DÉFENSE NATIONALE MIS À PART.
Pour reprendre les propos définitifs du professeur Milton Friedman (1),
« les gens doivent être libres de choisir ».
C’est sans doute la plus révélatrice de toutes les arguties, car quand il s’agit des pauvres, on n’établit plus aucune relation entre leurs revenus et leur liberté.
(Le professeur Friedman constitue une fois de plus une exception car, par le biais de l’« impôt négatif », qu’il recommande, il garantirait un revenu universel minimum.)
Chacun conviendra pourtant qu’il n’existe pas de forme d’oppression plus aiguë, pas de hantise plus continue que celles de l’individu qui n’a plus un sou en poche.
ON ENTEND BEAUCOUP PARLER DES ATTEINTES À LA LIBERTÉ DES PLUS AISÉS QUAND LEURS REVENUS SONT DIMINUÉS PAR LES IMPÔTS,
MAIS ON N’ENTEND JAMAIS PARLER DE L’EXTRAORDINAIRE AUGMENTATION DE LA LIBERTÉ DES PAUVRES QUAND ILS ONT UN PEU D’ARGENT À DÉPENSER.
Les limitations qu’impose la fiscalité à la liberté des riches
sont néanmoins bien peu de chose en regard du surcroît de liberté apporté aux pauvres quand on leur fournit un revenu.
Enfin, quand tous les raisonnements précédents ne suffisent plus, il reste le DÉNI PSYCHOLOGIQUE.
Il s’agit d’une tendance psychique qui, par des biais variés, nous conduit par exemple à éviter de penser à la mort.
ELLE AMÈNE BEAUCOUP DE GENS À ÉVITER DE PENSER À LA COURSE AUX ARMEMENTS [ou la pollution ou nier le réchauffement climatique], ET DONC À LA RUÉE VERS LA PROBABLE EXTINCTION DE L’HUMANITÉ.
Le même mécanisme est à l’œuvre pour s’épargner de penser aux pauvres,
qu’ils soient en Ethiopie, dans le sud du Bronx ou à Los Angeles.
Concentrez-vous sur quelque chose de plus agréable, nous conseille-t-on alors.
Telles sont les méthodes auxquelles nous avons recours pour éviter de nous préoccuper du sort des pauvres.
Toutes, sauf peut-être la dernière, témoignent d’une grande inventivité dans la lignée de Bentham, Malthus et Spencer.
La compassion, assortie d’un effort de la puissance publique, est la moins confortable et la moins commode des règles de comportement et d’action à notre époque.
Mais elle reste la seule compatible avec une vie vraiment civilisée.
Elle est aussi, en fin de compte, la règle la plus authentiquement conservatrice.
Nul paradoxe à cela.
Le mécontentement social et les conséquences qu’il peut entraîner ne viendront pas de gens satisfaits.
Dans la mesure où nous pourrons rendre le contentement aussi universel que possible, nous préserverons et renforcerons la tranquillité sociale et politique.
N’est-ce pas là ce à quoi les conservateurs devraient aspirer avant tout ?
*
John Kenneth Galbraith. Economiste. Auteur du Nouvel Etat industriel, Gallimard, Paris, 1968, et des Mensonges de l’économie, Grasset, Paris, 2004.
(1) NDLR. L’économiste Milton Friedman est, avec Friedrich von Hayek, un des piliers de l’école de Chicago. A partir des années 1960, les « Chicago boys » ont diffusé les idées néolibérales à travers le monde, des Etats-Unis de Ronald Reagan au Royaume-Uni de Mme Margaret Thatcher, en passant par le Chili de M. Augusto Pinochet. Le livre de référence du professeur Friedman est Capitalisme et liberté (Robert Laffont, Paris, 1971).
DERRIÈRE LA FATALITÉ,
L’ÉPURATION SOCIALE
L’ART D’IGNORER LES PAUVRES
John Kenneth Galbraith,
octobre 2005
Le Monde Diplomatique
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/GALBRAITH/12812
(Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro de novembre 1985 de Harper’s Magazine.)
HOW TO GET THE POOR OFF OUR CONSCIENCE
John Kenneth Galbraith
November 1985
Harper’s Magazine
http://harpers.org/archive/1985/11/how-to-get-the-poor-off-our-conscience/
*
Chaque catastrophe « naturelle » révèle, s’il en était besoin, l’extrême fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent dévaluées.
Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup,
masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes
– et à rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer.
Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens exercices humains :
le processus par lequel, au fil des années, et même au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres.
Pauvres et riches ont toujours vécu côte à côte, toujours inconfortablement, parfois de manière périlleuse.
Plutarque affirmait que
« le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques ».
LES PROBLÈMES RÉSULTANT DE CETTE COEXISTENCE,
et particulièrement celui de LA JUSTIFICATION DE LA BONNE FORTUNE DE QUELQUES-UNS FACE À LA MAUVAISE FORTUNE DES AUTRES,
sont une préoccupation intellectuelle de tous les temps. Ils continuent de l’être aujourd’hui.
Il faut commencer par la solution proposée par la Bible :
les pauvres souffrent en ce bas monde, mais ils seront magnifiquement récompensés dans l’autre.
Cette solution admirable permet aux riches de jouir de leur richesse tout en enviant les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà.
Bien plus tard, dans les vingt ou trente années qui suivirent la publication, en 1776, des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations – à l’aube de la révolution industrielle en Angleterre –, le problème et sa solution commencèrent à prendre leur forme moderne.
Un quasi-contemporain d’Adam Smith, Jeremy Bentham (1748-1832), inventa une formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée britannique et aussi, dans une certaine mesure, sur la pensée américaine pendant cinquante ans :
l’utilitarisme.
« Par principe d’utilité, écrivit Bentham en 1789, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu. »
La vertu est, et même doit être, autocentrée.
LE PROBLÈME SOCIAL DE LA COEXISTENCE D’UN PETIT NOMBRE DE RICHES ET D’UN GRAND NOMBRE DE PAUVRES
était réglé dès lors que l’on parvenait « au plus grand bien pour le plus grand nombre ».
La société faisait de son mieux pour le maximum de personnes, et il fallait accepter que le résultat soit malheureusement très déplaisant à l’encontre de ceux, très nombreux, pour lesquels le bonheur n’était pas au rendez-vous.
En 1830, une nouvelle formule, toujours d’actualité, fut proposée pour évacuer la pauvreté de la conscience publique.
Elle est associée aux noms du financier David Ricardo (1772-1823) et du pasteur anglican thomas Robert Malthus (1766-1834) :
SI LES PAUVRES SONT PAUVRES, C’EST LEUR FAUTE
– cela tient à leur fécondité excessive.
Leur intempérance sexuelle les a conduits à proliférer jusqu’aux limites des ressources disponibles.
Pour le malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause dans le lit, les riches ne sont pas responsables de sa création ou de sa diminution.
Au milieu du XIXe siècle, une autre forme de déni connut un grand succès, particulièrement aux Etats-Unis :
le « darwinisme social », associé au nom de Herbert Spencer (1820-1903).
Pour ce dernier, dans la vie économique comme dans le développement biologique, la règle suprême était LA SURVIE DES PLUS APTES,
expression que l’on prête à tort à Charles Darwin (1809-1882).
L’ÉLIMINATION DES PAUVRES EST LE MOYEN UTILISÉ PAR LA NATURE POUR AMÉLIORER LA RACE.
[Élimination des inaptes. Attardé, infirmes, handicapés, malades, vieillards. Eugénisme. Nazisme. ]
La qualité de la famille humaine sort renforcée de la disparition des faibles et des déshérités.
L’un des plus notables porte-parole américains du darwinisme social fut John D. Rockefeller, le premier de la dynastie, qui déclara dans un discours célèbre :
« La variété de rose “American Beauty” ne peut être produite dans la splendeur et le parfum qui enthousiasment celui qui la contemple qu’en sacrifiant les premiers bourgeons poussant autour d’elle.
Il en va de même dans la vie économique. Ce n’est là que l’application d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu. »
Au cours du XXe siècle, le darwinisme social en vint à être considéré comme un peu trop cruel :
[Surtout lorsqu'on vit son adaptation Allemande. Un peu gênante. ]
sa popularité déclina et, quand on y fit référence, ce fut généralement pour le condamner.
Lui succéda un déni plus amorphe de la pauvreté, associé aux présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933).
Pour eux, toute aide publique aux pauvres faisait obstacle au fonctionnement efficace de l’économie.
Elle était même incompatible avec un projet économique qui avait si bien servi la plupart des gens.
CETTE IDÉE QU’IL EST ÉCONOMIQUEMENT DOMMAGEABLE D’AIDER LES PAUVRES
reste présente.
Et, au cours de ces dernières années, LA RECHERCHE DE LA MEILLEURE MANIÈRE D’ÉVACUER TOUTE MAUVAISE CONSCIENCE AU SUJET DES PAUVRES est devenue une préoccupation philosophique, littéraire et rhétorique de première importance.
C’est aussi une entreprise non dépourvue d’intérêt économique.
Des quatre ou peut-être cinq méthodes en cours pour garder bonne conscience en la matière, la première est le produit d’un fait incontestable :
la plupart des initiatives à prendre en faveur des pauvres relèvent, d’une manière ou d’une autre, de l’Etat.
ON FAIT ALORS VALOIR QU’IL EST PAR NATURE INCOMPÉTENT, SAUF QUAND IL S’AGIT DE GÉRER LE PENTAGONE ET DE PASSER DES MARCHÉS PUBLICS AVEC DES FIRMES D’ARMEMENTS.
Puisqu’il est à la fois incompétent et inefficace, on ne saurait lui demander de se porter au secours des pauvres : il ne ferait que mettre davantage de pagaille et aggraverait encore leur sort.
UN MÉCANISME DE DÉNI PSYCHOLOGIQUE
Nous vivons une époque où les allégations d’incompétence publique vont de pair avec une
CONDAMNATION GÉNÉRALE DES FONCTIONNAIRES, À L’EXCEPTION, ON NE LE DIRA JAMAIS ASSEZ, DE CEUX TRAVAILLANT POUR LA DÉFENSE NATIONALE.
La seule forme de discrimination toujours autorisée – pour être plus précis, encore encouragée – aux Etats-Unis est la discrimination à l’endroit des employés du gouvernement fédéral, en particulier dans les activités relevant de la protection sociale.
NOUS AVONS DE GRANDES BUREAUCRATIES D’ENTREPRISES PRIVÉES, REGORGEANT DE BUREAUCRATES D’ENTREPRISE, MAIS CES GENS-LÀ SONT BONS.
[Et ont conduit GM à la faillite. Et GM fut sauvée par l'État US, Canadien, Ontarien.]
LA BUREAUCRATIE PUBLIQUE ET LES FONCTIONNAIRES SONT MAUVAIS.
En fait, les Etats-Unis disposent d’une fonction publique de qualité, servie par des agents compétents et dévoués, honnêtes dans leur quasi-totalité, et peu enclins à se laisser SURFACTURER DES CLÉS À MOLETTE, DES AMPOULES ÉLECTRIQUES, DES MACHINES À CAFÉ ET DES SIÈGES DE TOILETTES PAR LES FOURNISSEURS.
CURIEUSEMENT, QUAND DE TELLES TURPITUDES SE PRODUISIRENT, CE FUT AU PENTAGONE...
Nous avons presque éliminé la pauvreté chez les personnes âgées, grandement démocratisé l’accès à la santé et aux soins, garanti aux minorités l’exercice de leurs droits civiques, et beaucoup fait pour l’égalité des chances en matière d’éducation.
Voilà un bilan remarquable pour des gens réputés incompétents et inefficaces.
Force est donc de constater que la condamnation actuelle de toute action et administration gouvernementales est en réalité l’un des éléments d’un dessein plus vaste :
refuser toute responsabilité à l’égard des pauvres.
La deuxième méthode s’inscrivant dans cette grande tradition séculaire consiste à
EXPLIQUER QUE TOUTE FORME D’AIDE PUBLIQUE AUX INDIGENTS SERAIT UN TRÈS MAUVAIS SERVICE À LEUR RENDRE.
Elle détruit leur moral.
Elle les détourne d’un emploi bien rémunéré.
Elle brise les couples, puisque les épouses peuvent solliciter des aides sociales pour elles-mêmes et leurs enfants, une fois qu’elles se retrouvent sans mari.
Il n’existe absolument aucune preuve que ces dommages soient supérieurs à ceux qu’entraînerait la suppression des soutiens publics.
Pourtant, l’argument selon lequel ils nuisent gravement aux déshérités est constamment ressassé, et, plus grave, cru.
C’est sans doute la plus influente de nos fantasmagories.
Troisième méthode, liée à la précédente, pour se laver les mains du sort des pauvres :
affirmer que LES AIDES PUBLIQUES ONT UN EFFET NÉGATIF SUR L’INCITATION À TRAVAILLER.
[Parmi les incitatifs: La faim et la soif et le désintérêt à coucher sous les ponts dans l'humidité et le froid.]
ELLES OPÈRENT UN TRANSFERT DE REVENUS DES ACTIFS VERS LES OISIFS ET AUTRES BONS À RIEN,
et, de ce fait, découragent les efforts de ces actifs et ENCOURAGENT LE DÉSŒUVREMENT DES PARESSEUX.
L’économie dite de l’offre est la manifestation moderne de cette thèse.
Elle soutient que, AUX ETATS-UNIS, LES RICHES NE TRAVAILLENT PAS PARCE QUE L’IMPÔT PRÉLÈVE UNE TROP GRANDE PART DE LEURS REVENUS.
[Et à chaque augmentation - annoncée (mais oubliée sitôt les cris de douleurs des médias à leurs bottes), lse riches et les patrons menacent de ne plus travailler. Ou, leurs médias, nous informent de cette possibilité. Et ils vont déménager avec leur $ et leurs usines. ]
DONC, EN PRENANT L’ARGENT DES PAUVRES ET EN LE DONNANT AUX RICHES, NOUS STIMULONS L’EFFORT ET, PARTANT, L’ÉCONOMIE.
[Ce qui explique que l'on paie très cher et avec contentement les patrons des fonctionnaires - pour être concurrentiels avec les jobs qu'ils doivent refuser pour travailler au public. Et on est content des salaires et primes des dirigeants du privé - même les actionnaires de ces entreprises que l'on plume pour ces ponts d'or, sont content de voir le contement de leurs dirigeants (en fait leur employés - puisqu'ils sont, eux, les véritables propriétaires des entreprises cotées en Bourse). Tandis que tous rechigneront devant la perspective de l'augmentation du salaire minimum. Car, ici, la logique diffère de celle appliquée aux patrons riches. Au lieu de les motiver à mieux faire, ce soudain afflux d'$ (quelques cennes), les démotivera et les rendra paresseux. Même logique pour tous les employés. La faim et la soif et la perspective de voir leur famille à l'agonie doit être leur seul impératif moral. Il va de soi que les syndicats qui font la promotion de l'enrichissement des travailleurs sont très mal vu. Et il y a toute une troupe médiatique - qui ne sont ni riches et qui ne connaissent pas personnellement de riches - qui sont contre de telles débauches financières. Et contre ceux qui mettent de telles idées dans les esprits simples des ouvriers/employés/travailleurs.]
[Ce qu’on a fait en 2008 – et c’est ce qui a sauvé NOS riches. Et, astuce, cet $ imaginaire, imprimé ou écrit, a (aurait) (on est dans l’imaginaire et le conte de fée ) été «emprunté» au Marché – donc aux banques (et aux riches) – pour les sauver. Ceci fait, ils n'ont à remercier qui que ce soit. Ils retirent les bouées de sauvetages qui restaient. Les dures lois du Marché s'appliquent à tous sauf à eux. Selon ce raisonnement digne de Donatien Alphonse François de Sade et de Leopold von Sacher Masoch, cet $ est devenu une dette et un autre déficit de l’État qu’il faudra rembourser. Il faut que l’État balance ses comptes. Alors qu'ils pouvaient pisser des milliards de milliards pour les sauver. En privatisant. Coupant des postes de fonctionnaires -sauf à l’armée. Coupant les pensionnés, les chômeurs, les assistés sociaux. Ceci est très bien fait!]
Mais qui peut croire que la grande masse des pauvres préfère l’assistance publique à un bon emploi ?
Ou que les cadres dirigeants des grandes entreprises – personnages emblématiques de notre époque – passent leur temps à se tourner les pouces au motif qu’ils ne sont pas assez payés ?
Voilà une accusation scandaleuse contre le dirigeant d’entreprise américain, qui, de notoriété publique, travaille dur.
La quatrième technique permettant de se soulager la conscience est de mettre en évidence
les effets négatifs qu’une confiscation de leurs responsabilités aurait sur la liberté des pauvres.
LA LIBERTÉ, C’EST LE DROIT DE DÉPENSER À SA GUISE, ET DE VOIR L’ETAT PRÉLEVER ET DÉPENSER LE MINIMUM DE NOS REVENUS.
Ici encore, LE BUDGET DE LA DÉFENSE NATIONALE MIS À PART.
Pour reprendre les propos définitifs du professeur Milton Friedman (1),
« les gens doivent être libres de choisir ».
C’est sans doute la plus révélatrice de toutes les arguties, car quand il s’agit des pauvres, on n’établit plus aucune relation entre leurs revenus et leur liberté.
(Le professeur Friedman constitue une fois de plus une exception car, par le biais de l’« impôt négatif », qu’il recommande, il garantirait un revenu universel minimum.)
Chacun conviendra pourtant qu’il n’existe pas de forme d’oppression plus aiguë, pas de hantise plus continue que celles de l’individu qui n’a plus un sou en poche.
ON ENTEND BEAUCOUP PARLER DES ATTEINTES À LA LIBERTÉ DES PLUS AISÉS QUAND LEURS REVENUS SONT DIMINUÉS PAR LES IMPÔTS,
MAIS ON N’ENTEND JAMAIS PARLER DE L’EXTRAORDINAIRE AUGMENTATION DE LA LIBERTÉ DES PAUVRES QUAND ILS ONT UN PEU D’ARGENT À DÉPENSER.
Les limitations qu’impose la fiscalité à la liberté des riches
sont néanmoins bien peu de chose en regard du surcroît de liberté apporté aux pauvres quand on leur fournit un revenu.
Enfin, quand tous les raisonnements précédents ne suffisent plus, il reste le DÉNI PSYCHOLOGIQUE.
Il s’agit d’une tendance psychique qui, par des biais variés, nous conduit par exemple à éviter de penser à la mort.
ELLE AMÈNE BEAUCOUP DE GENS À ÉVITER DE PENSER À LA COURSE AUX ARMEMENTS [ou la pollution ou nier le réchauffement climatique], ET DONC À LA RUÉE VERS LA PROBABLE EXTINCTION DE L’HUMANITÉ.
Le même mécanisme est à l’œuvre pour s’épargner de penser aux pauvres,
qu’ils soient en Ethiopie, dans le sud du Bronx ou à Los Angeles.
Concentrez-vous sur quelque chose de plus agréable, nous conseille-t-on alors.
Telles sont les méthodes auxquelles nous avons recours pour éviter de nous préoccuper du sort des pauvres.
Toutes, sauf peut-être la dernière, témoignent d’une grande inventivité dans la lignée de Bentham, Malthus et Spencer.
La compassion, assortie d’un effort de la puissance publique, est la moins confortable et la moins commode des règles de comportement et d’action à notre époque.
Mais elle reste la seule compatible avec une vie vraiment civilisée.
Elle est aussi, en fin de compte, la règle la plus authentiquement conservatrice.
Nul paradoxe à cela.
Le mécontentement social et les conséquences qu’il peut entraîner ne viendront pas de gens satisfaits.
Dans la mesure où nous pourrons rendre le contentement aussi universel que possible, nous préserverons et renforcerons la tranquillité sociale et politique.
N’est-ce pas là ce à quoi les conservateurs devraient aspirer avant tout ?
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John Kenneth Galbraith. Economiste. Auteur du Nouvel Etat industriel, Gallimard, Paris, 1968, et des Mensonges de l’économie, Grasset, Paris, 2004.
(1) NDLR. L’économiste Milton Friedman est, avec Friedrich von Hayek, un des piliers de l’école de Chicago. A partir des années 1960, les « Chicago boys » ont diffusé les idées néolibérales à travers le monde, des Etats-Unis de Ronald Reagan au Royaume-Uni de Mme Margaret Thatcher, en passant par le Chili de M. Augusto Pinochet. Le livre de référence du professeur Friedman est Capitalisme et liberté (Robert Laffont, Paris, 1971).