samedi 9 février 2013
6115. CIORAN
*
LORSQU’ON SE REFUSE À ADMETTRE LE CARACTÈRE INTERCHANGEABLE DES IDÉES, LE SANG COULE…
Sous les résolutions fermes se dresse un poignard; les yeux enflammés présagent le meurtre.
Jamais esprit hésitant, atteint d’hamlétisme, ne fut pernicieux:
le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l’inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d’une race qui crève d’idéal, qui éclate sous ses convictions
et qui, pour s’être complue à bafouer le doute et la paresse,
―vices plus nobles que toutes ses vertus―
s’est engagée dans une voie de perdition, dans l’histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d’apocalypse…
Les certitudes y abondent: supprimez-les, supprimez surtout leurs conséquences: vous reconstituez le paradis.
Qu’est-ce que la Chute sinon la poursuite d’une vérité et l’assurance de l’avoir trouvée, la passion pour un dogme, l’établissement d’un dogme?
Le fanatisme en résulte,
―tare capitale qui donne à l’homme le goût de l’efficacité, de la prophétie, de la terreur, ―
lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte… […]
Un être possédé par une croyance et qui ne chercherait pas à la communiquer aux autres,
― est un phénomène étranger à la terre,
où l’obsession du salut rend la vie irrespirable.
Regardez autour de vous: partout des larves qui prêchent;
chaque institution traduit une mission;
les mairies ont leur absolu comme les temples; l’administration, avec ses règlements, ―
métaphysiques à l’usage des singes…
Tous s’efforcent de remédier à la vie de tous: les mendiants, les incurables même y aspirent:
les trottoirs du monde et les hôpitaux débordent de réformateurs.
L’envie de devenir source d’événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue.
La société, ―un enfer de sauveurs!
Ce qu’y cherchait Diogène avec sa lanterne, c’était un indifférent….
Il me suffit d’entendre quelqu’un parler sincèrement d’idéal, d’avenir, de philosophie,
de l’entendre dire «nous», et s’en estimer l’interprète, ―
pour que je le considère mon ennemi.
*
PRÉCIS DE DÉCOMPOSITION
in Oeuvres complètes, Paris: Gallimard, coll. Quarto, [1949] 1995, pp. 582-583
http://aphelis.net/genealogy-fanaticism-cioran/
PDF.
http://media.aphelis.net/wp-content/uploads/2013/02/CIORAN_1949_Genealogie_du_fanatisme_Precis.pdf
*
GENEALOGY OF FANATICISM
Emil Cioran, 1949
A Short History of Decay: “Genealogy of Fanaticism”, by Emil Cioran, tr. by Richard Howard, New York: Penguin, [1949]2010, pp. 4-5; PDF.
http://aphelis.net/genealogy-fanaticism-cioran/
PDF.
http://media.aphelis.net/wp-content/uploads/2013/02/CIORAN_1949_Genealogy_of_fanaticism.pdf
«When we refuse to admit the interchangeable character of ideas, blood flows…firm resolves draw the dagger; fiery eyes presage slaughter. No wavering mind, infected with Hamletism, was ever pernicious: the principle of evil lies in the will’s tension, in the incapacity for quietism1, in the Promethean megalomania of a race that bursts with ideals, that explodes with its convictions, and that, in return for having forsaken doubt and sloth ―vices nobler than all its virtues― has taken the path to perdition, into history, that indecent alloy of banality and apocalypse… Here certitudes abound: suppress them, best of all suppress their consequences, and you recover paradise. What is the Fall but the pursuit of a truth and the assurance you have found it, the passion for a dogma, domicile within a dogma? The result is fanaticism ―fundamental defect which gives man the craving for effectiveness, for prophecy, for terror― a lyrical leprosy by which he contaminates souls, subdues them, crushes or exalts them…[…] A human being possessed by a belief and not eager to pass it on to others is a phenomenon alien to the earth, where our mania for salvation makes life unbreathable. Look around you: everywhere, specters preaching: each institution translates a mission; city halls have their absolute, even as the temples ―officialdom, with its rules― a metaphysics designed for monkeys… Everyone trying to remedy everyone’s life: even beggars, even the incurable aspire to it: the sidewalks and hospitals of the world overflow with reformers. The longing to become a source of events affects each man like a mental disorder or a desired malediction. Society ―an inferno of saviors! What Diogenes was looking for with his lantern was an indifferent man…
It is enough for me to hear someone talk sincerely about ideals, about the future, about philosophy, to hear him say ‘we’ with a certain inflection of assurance, to hear him invoke ‘others’ and regard himself as their interpreter ―for me to consider him my enemy.»
*
It seems to me the text is even more virulent in its original French version
LORSQU’ON SE REFUSE À ADMETTRE LE CARACTÈRE INTERCHANGEABLE DES IDÉES, LE SANG COULE…
Sous les résolutions fermes se dresse un poignard; les yeux enflammés présagent le meurtre.
Jamais esprit hésitant, atteint d’hamlétisme, ne fut pernicieux:
le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l’inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d’une race qui crève d’idéal, qui éclate sous ses convictions
et qui, pour s’être complue à bafouer le doute et la paresse,
―vices plus nobles que toutes ses vertus―
s’est engagée dans une voie de perdition, dans l’histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d’apocalypse…
Les certitudes y abondent: supprimez-les, supprimez surtout leurs conséquences: vous reconstituez le paradis.
Qu’est-ce que la Chute sinon la poursuite d’une vérité et l’assurance de l’avoir trouvée, la passion pour un dogme, l’établissement d’un dogme?
Le fanatisme en résulte,
―tare capitale qui donne à l’homme le goût de l’efficacité, de la prophétie, de la terreur, ―
lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte… […]
Un être possédé par une croyance et qui ne chercherait pas à la communiquer aux autres,
― est un phénomène étranger à la terre,
où l’obsession du salut rend la vie irrespirable.
Regardez autour de vous: partout des larves qui prêchent;
chaque institution traduit une mission;
les mairies ont leur absolu comme les temples; l’administration, avec ses règlements, ―
métaphysiques à l’usage des singes…
Tous s’efforcent de remédier à la vie de tous: les mendiants, les incurables même y aspirent:
les trottoirs du monde et les hôpitaux débordent de réformateurs.
L’envie de devenir source d’événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue.
La société, ―un enfer de sauveurs!
Ce qu’y cherchait Diogène avec sa lanterne, c’était un indifférent….
Il me suffit d’entendre quelqu’un parler sincèrement d’idéal, d’avenir, de philosophie,
de l’entendre dire «nous», et s’en estimer l’interprète, ―
pour que je le considère mon ennemi.
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PRÉCIS DE DÉCOMPOSITION
in Oeuvres complètes, Paris: Gallimard, coll. Quarto, [1949] 1995, pp. 582-583
http://aphelis.net/genealogy-fanaticism-cioran/
PDF.
http://media.aphelis.net/wp-content/uploads/2013/02/CIORAN_1949_Genealogie_du_fanatisme_Precis.pdf
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GENEALOGY OF FANATICISM
Emil Cioran, 1949
A Short History of Decay: “Genealogy of Fanaticism”, by Emil Cioran, tr. by Richard Howard, New York: Penguin, [1949]2010, pp. 4-5; PDF.
http://aphelis.net/genealogy-fanaticism-cioran/
PDF.
http://media.aphelis.net/wp-content/uploads/2013/02/CIORAN_1949_Genealogy_of_fanaticism.pdf
«When we refuse to admit the interchangeable character of ideas, blood flows…firm resolves draw the dagger; fiery eyes presage slaughter. No wavering mind, infected with Hamletism, was ever pernicious: the principle of evil lies in the will’s tension, in the incapacity for quietism1, in the Promethean megalomania of a race that bursts with ideals, that explodes with its convictions, and that, in return for having forsaken doubt and sloth ―vices nobler than all its virtues― has taken the path to perdition, into history, that indecent alloy of banality and apocalypse… Here certitudes abound: suppress them, best of all suppress their consequences, and you recover paradise. What is the Fall but the pursuit of a truth and the assurance you have found it, the passion for a dogma, domicile within a dogma? The result is fanaticism ―fundamental defect which gives man the craving for effectiveness, for prophecy, for terror― a lyrical leprosy by which he contaminates souls, subdues them, crushes or exalts them…[…] A human being possessed by a belief and not eager to pass it on to others is a phenomenon alien to the earth, where our mania for salvation makes life unbreathable. Look around you: everywhere, specters preaching: each institution translates a mission; city halls have their absolute, even as the temples ―officialdom, with its rules― a metaphysics designed for monkeys… Everyone trying to remedy everyone’s life: even beggars, even the incurable aspire to it: the sidewalks and hospitals of the world overflow with reformers. The longing to become a source of events affects each man like a mental disorder or a desired malediction. Society ―an inferno of saviors! What Diogenes was looking for with his lantern was an indifferent man…
It is enough for me to hear someone talk sincerely about ideals, about the future, about philosophy, to hear him say ‘we’ with a certain inflection of assurance, to hear him invoke ‘others’ and regard himself as their interpreter ―for me to consider him my enemy.»
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It seems to me the text is even more virulent in its original French version