http://www.saintcharlesgarnier.org/st-charles-garnier.htm
LA MORT DU PÈRE ANNE DE NOUÉ
Le Père Anne de Noue partit le 30 janvier 1646, de la résidence de Trois-Rivières, en compagnie de deux soldats et d'un Huron. il allait au fort Richelieu, distant d'environ cinquante kilomètres, afin d'y célébrer la messe et d'y administrer les sacrements à la petite garnison.
Venu au Canada vingt ans auparavant, à l'âge de quarante-trois ans, il n'avait pas pu plier sa mémoire rebelle aux difficultés des dialectes indiens. Aussi s'était-il consacré au soin des Français qui habitaient Trois-Rivières et des quelques sauvages groupés autour de cet établissement naissant. Il s'occupait encore des malades, et volontiers, pour subvenir à leurs besoins, il allait pêcher dans le fleuve ou déterrer au loin quelques racines dans les bois.
Car, bien qu'il appartint à une des plus nobles familles de Champagne, rien ne lui semblait trop humble quand il s'agissait de pratiquer l'obéissance ou la charité.
Le vieux missionnaire partit donc à la fin de janvier. La petite troupe avait les pieds armés de raquettes. Toutes les rivières et tous les lacs n'étaient qu'une glace, et la terre, couverte d'un épais linceul d'un blanc cru, étincelait au loin sous les rayons d'un clair soleil d'hiver. Quelques vagues accidents de terrain, repoussés en molles saillies ou affaisés en creux d'une pente douce, indiquaient les mamelons et les parties basses de cet horizon uniforme. Partout la solitude et l'immobilité du désert: seulement, au lieu de fouler le sable, c'était sur la neige qu'on glissait.
La première journée, les voyageurs ne parcoururent que six lieues; encore fut-ce avec bien de la peine, car les soldats, nouveaux venus au Canada, n'étaient pas habitués aux raquettes. De plus, les bagages qu'ils tiraient sur de légers traîneaux d'écorce retardaient encore leur marche. On fit donc halte et on campa dans la forêt, près du lac Saint-Pierre. Un trou dans la neige, quelques branches jetées sur la terre glacée, et l'abri fut prêt.
Vers 2 heures du matin, le Père de Noue se réveilla; la lune brillait sur la nappe congelée du lac et éclairait tout le paysage. Alors, le bon missionnaire, ému au souvenir des fatigues endurées la veille par les soldats qui l'accompagnaient, prit la résolution de les leur adoucir en allant chercher des secours au fort Richelieu. Cette charité devait lui coûter la vie.
L'apôtre dit son rosaire, puis, convaincu qu'il arriverait au fort avant la nuit, il partit, n'emportant ni couverture ni briquet, et ne prenant pour toutes provisions de bouche qu'un peu de pain et quelques pruneaux secs.
Malheureusement, à l'aube, le temps changea. De gros nuages, précurseurs d'un ouragan de neige, roulèrent dans le ciel. Bientôt, sur la vaste plaine blanche le vent se leva, faisant tournoyer le poudrin neigeux qui aveugle. Le charitable voyageur perdit la direction du nord, s'égara sur la nappe glacée et revint sur ses pas. Quand le jour parut, on ne voyait ni les bords du lac ni les lies dont il est parsemé en quelques endroits: les myriades de flocons de neige qui tombaient formaient un rideau impénétrable à l'oeil humain. Durant toute la journée, le P. de Noue erra sans boussole au milieu de la tourmente; puis, la nuit venue, il creusa un trou sur les bords d'un îlot, et il s'y abrita sans couverture, sans aliments et sans feu.
Le lendemain, il se remit en marche. Mais la neige se reprit, elle aussi, à poudroyer, implacable et couvrant la terre de son morne linceul Le voyageur égaré passa près du petit fort, à demi enseveli sous l'avalanche, et derrière l'invisible palissade duquel une poignée d'hommes surveillaient cette plaine désolée, il ne l'aperçut pas et poussa quatre lieues plus en amont.
C'est là qu'on le trouva deux jours après, raide et gelé sur la neige. Sa coiffure était à côté de lui. Le saint jésuite avait voulu mourir, au milieu de l'affreuse tourmente, la tête découverte et à genoux. il tenait encore les bras croisés sur sa poitrine, et de ses grands yeux ouverts, il regardait le ciel.
« Je sais bien, avait-il répondu à ceux qui lui proposaient un jour de rentrer en France pour y passer plus sûrement sa vieillesse, je sais bien que la mission est chargée. Je suis donc prêt à la soulager et à obéir en tout. Cependant je serais bien aise de mourir sur le champ de bataille. »
Le voeu de l'héroïque soldat avait été exaucé. (Relation des jésuites pour 1646, p. 9 et 10)