Le phénomène des google bomb
Samuel AUGER
http://www.ql.umontreal.ca/volume11/numero12/societev11n12b.html
Si vous tapez «mouton insignifiant» dans Google, vous tombez sur la biographie officielle de Jean Charest! Derrière la plaisanterie qui a fait le tour de la province se cache une faille importante dans le moteur de recherche numéro un et une nouvelle génération d’internautes, les blogueurs, dont le pouvoir d’expression est surprenant.
La puissance de la blague réside dans le fait qu’aucune page web n’est trafiquée dans l’opération. En aucun cas le site de l’Assemblée nationale n’est altéré et, bien sûr, aucune mention de mouton insignifiant ne s’y retrouve. La technique utilisée ici, c’est le Google bomb. La clé de la réussite demeure l’effet d’entraînement lorsque des internautes utilisent leurs blogues, des sites web d’expression personnelle de plus en plus en vogue dans le monde, pour afficher leurs liens préférés. Si un individu affiche un lien «mouton insignifiant» qui redirige vers le site de Jean Charest et qu’un nombre critique d’internautes font de même dans leur blogue, l’expression de recherche affichera comme tout premier résultat la cible choisie, soit le site de l’Assemblée nationale.
Le mouton de Jean Charest est la première manifestation à grande échelle de ce phénomène au Québec. Chez nos voisins du Sud, le président Bush a été victime d’un stratagème identique. L’expression «miserable failure» (échec lamentable) conduit tout droit à sa biographie. Contre-attaque de la part des internautes républicains : selon l’heure de la journée où Google est utilisé, il se peut fort bien que la même expression amène sur le site officiel de Michael Moore, un des plus féroces critiques du Président.
Chasse aux coupables
Le caractère ludique du Google bomb n’a pas empêché le bureau du Premier ministre de s’interroger publiquement sur les recours possibles contre les farceurs. Les propos de Christian Lessard, directeur des communications du cabinet, rapportés dans Le Soleil, sont pessimistes à ce sujet. Et avec raison. Pour Pierre Trudel, chercheur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, cet acte en soi n’est pas illégal. «Je crois qu’une blague comme celle dont a été victime M. Charest n’a pas vraiment de conséquences. Il s’agit plutôt d’une caricature politique du domaine public et il est très difficile de faire reconnaître devant la loi que ce sont là des propos vraiment diffamatoires.»
La faille dans l’algorithme de Google est toutefois importante, permettant de lier des termes graves et lourds à des pages anodines. «S’il est prouvé qu’il y a quelque chose d’illicite dans ce geste, alors il existe des lois au Québec et dans certains États américains pour forcer un moteur de recherche à enlever ce contenu ou ces liens. Si le moteur est averti et n’agit pas en conséquence, alors Google peut être jugé coupable des propos condamnables. À ma connaissance, plusieurs des autres provinces canadiennes ont par contre un flou juridique concernant les responsabilités légales des moteurs de recherche. Quant aux poursuites, même si une Google bomb est un acte qui nécessite souvent la contribution de centaines ou de milliers d’internautes, un seul d’entre eux pourrait être poursuivi et tenu responsable pour tous ceux qu’il a entraînés. C’est ce qu’on appelle le principe de solidarité en droit.»
La rapidité avec laquelle se déploie une Google bomb est tributaire de la croissance du phénomène parallèle des blogues, un terme qui remplace les web logs. Simples pages web, ces sites, qui avoisinent le million, regroupent des opinons politiques ou des observations quotidiennes. David F. Gallagher est auteur d’un blogue «www.lightningfield.com» et journaliste au New York Times pour le secteur technologique. Selon lui, c’est véritablement dans la dernière année que le grand public a pris connaissance des blogues. «L’épisode médiatisé du miserable failure, tout comme le mouton insignifiant chez vous, a fait beaucoup jaser. C’est vrai d’ailleurs qu’il y a une petite guerre politique entre partisans et adversaires du président Bush sur le Google bomb du miserable failure. Mais je crois que ça demeure de l’humour sans trop de conséquences. Ce qui est dommage, c’est que les journalistes s’intéressent principalement aux blogues à saveur politique, qui parfois sont écrits par des journalistes eux-mêmes. Derrière ces sites d’expression, il y a une gigantesque montagne, un véritable phénomène qui rejoint énormément d’adolescents et de gens ordinaires qui s’expriment.»
Google assiégé
Interrogé sur l’impact politique d’une Google bomb, David F. Gallagher est plutôt sceptique. «Je crois que ces exemples connus sont des farces et que conséquemment, Google ne devrait pas réagir. Par contre, ce qui est inquiétant et beaucoup plus controversé, c’est par exemple toute la saga entourant l’Église de scientologie qui, elle, possède une longue histoire de batailles dans le cyberespace pour assurer sa visibilité.»
Le mouvement de scientologie est reconnu pour avoir monopolisé l’expression de recherche «scientologie» pour dominer les résultats de Google, en achetant des centaines de noms de domaine tous reliés entre eux. Devant la tactique agressive du mouvement, des internautes ont contre-attaqué en créant une Google bomb vers un site anti-scientologie qui veut exposer les mensonges de la religion fondée par L. Ron Hubbard dans les années 1950. Après avoir grimpé dans les meilleurs résultats de recherche de Google au printemps 2002, le site en question «www.xenu.net» fut enlevé de la toile par la direction de Google.