vendredi 27 novembre 2009
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À PROPOS DE LA RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE - LES DOUTES D'UN ÉDITEUR
5 oct. 2005
http://www.ledevoir.com/non-classe/91878/a-propos-de-la-reforme-orthographique-les-doutes-d-un-editeur
Je voudrais rapidement commenter, dans ce qui suit, cette affaire d'orthographe rectifiée.
Comme on sait, le Conseil supérieur de la langue française ( http://www.cslf.gouv.qc.ca/ )
a proposé un ensemble de réformes orthographiques dans le but «d'unifier la graphie de certains mots, de supprimer certaines incohérences, de clarifier des situations confuses, afin de contribuer au renforcement, à l'illustration et au rayonnement de la langue française à travers le monde».
Pour mémoire, rappelons que le Conseil a été créé en 1989, que son rôle est de conseiller les pouvoirs publics en matière de langue et que la réforme actuelle résulte de propositions qu'il a élaborées dès le début des années 1990. Le temps de consulter et d'entériner, et voilà plus d'une dizaine d'années de passées.
L'entreprise a été cautionnée par l'Académie française et par d'autres organes francophones compétents, au Québec, le Conseil de la langue française.
Des dictionnaires et des grammaires, des correcteurs informatiques, des publications et l'enseignement ont déjà intégré ces rectifications ou vont le faire progressivement.
Dans le site Internet où on explique le projet et ses propositions, on se flatte qu'«un magazine édité par de grandes surfaces belges applique désormais la nouvelle orthographe», et le journal de l'Université de Montréal, Forum, a prévenu ses lecteurs qu'il avait pris, enthousiaste, «le train de l'orthographe "rectifiée"».
Il y aurait ainsi quelque 2000 mots touchés par l'opération. Cela vise, par exemple, les adjectifs numéraux composés, qui prendraient désormais des traits d'union partout (cent-un, trois-millièmes); les mots composés de forme «verbe plus nom» (coupe-gorge) ou «préposition plus nom» (sans-abri), dont la partie nominale s'accorderait toujours en nombre; ou encore l'accent circonflexe qui disparaîtrait sur certains mots (disparaitre, cout).
Mon commentaire sera fait du point de vue de l'éditeur. Ce point de vue en vaut-il un autre? Peut-être. Dans une civilisation de l'écrit, je crois pourtant que le standard linguistique émerge de l'usage imprimé de la langue et que ce sont les décisions éditoriales qui, en cette matière, font la norme. Norme souple, évidemment, sans sanction et sans unanimité, mais norme quand même avec son noyau dur soutenu par la pratique et sa périphérie un peu plus malléable.
LES VESTALES
Avec d'autres, les éditeurs sont ceux que Cavanna appelle les vestales (Mignonne, allons voir si la rose, p. 205): «Les véritables gardiens de la pureté de la langue, les vestales du bien écrire, ce ne sont pas les spécialistes de la décortication pontifiante, linguistes, grammairiens, enseignants, académiciens... Ce ne sont pas davantage les écrivains, à qui l'on ne demande que du talent — du génie, pourquoi pas? — et des idées. Les vestales qui veillent sur la flamme sont les gens de l'imprimé: éditeurs, typographes, correcteurs.»
C'est dans la dialectique qui s'institue, à travers ces «vestales», au fil du temps, entre la tradition et l'innovation, les règles et la transgression des règles (orthographiques, syntaxiques, sémantiques, etc.) que la norme linguistique apparaît et se transforme.
Je ne sais pas si le Conseil supérieur de la langue française a consulté ces gens avant de s'engager dans un processus de rectification orthographique. Peut-être. Mais je n'en sens pas la présence ni la sensibilité, tout ouverte en général à la nuance commandée par les circonstances.
Il ne faut pas, avec la langue, procéder de manière mécanique, comme on a tendance à le faire avec la féminisation, particulièrement au Québec, en ajoutant bêtement un «e» à n'importe quel substantif masculin (professeure, acteure, commise et témoine).
Pour dire le fond de ma pensée, je crois que tout ce projet de rectification orthographique est inutile, coûteux et mal mené.
L'EFFORT
Je ne voudrais pas, pour étayer cette opinion, pinailler sur telle et telle nouvelle graphie en particulier. (Mais je n'oublie pas, cela dit, qu'on m'a déjà appris que l'accent circonflexe sur les mots «goût» et «coût» était là pour quelque chose, qu'on perdra de vue en le supprimant.)
Je m'en tiendrai plutôt à quelques remarques générales et de principe, tout d'abord que la langue écrite doit s'apprendre — hélas, avec efforts. La difficulté ne sera pas supprimée d'un coup de rectification, même la plus cartésienne; elle ne sera que déplacée.
Deuxièmement, dans le cas de la langue française, qui est celle qui nous occupe, si l'ambition est, je ne dis pas d'éliminer mais simplement de réduire les exceptions, les anomalies, les incohérences, alors la tâche — et je ne m'en tiens qu'à l'orthographe — est titanesque. À ceux qui en doutent, je suggère de consulter n'importe quel guide des difficultés de la langue — auxquelles je pourrais ajouter mon propre témoignage de néo-francophone.
Les réformes qu'on propose aujourd'hui, nouvelles anomalies dans l'ancien désordre, me semblent donc contribuer à compliquer les choses plus qu'à gommer les aspérités.
COMMENT LA LANGUE ÉVOLUE
Plus important peut-être est ceci. La langue se transforme, fond et forme, sur le terrain, au fur et à mesure qu'on parle, qu'on écrit et qu'on publie. Et selon que le sas des «vestales» est à petits ou à gros trous. Les instances de légitimation (conseils, offices et autres académies), qui tirent dans divers dictionnaires et grammaires le portrait de la langue de temps en temps et qui, ce faisant, fixent un moment de l'idiome et placent du même coup des bornes très utiles pour son histoire, ne sont pas des instances de législation. Leur rôle est de prendre acte, d'opiner du bonnet, de faire des remontrances, de rappeler à l'ordre, de suggérer des voies. Non de décréter.
C'est — même si la manière est celle civile et bonhomme, publicitaire, en fait, de ceux qui ne veulent rien imposer — pourtant vers cela que penchent ces recommandations. Ce qui exacerbe une attitude déjà rétive.
Pour ma part, en tout cas, et voilà quand même quelques années que je fréquente livres et manuscrits, il me semble que ce n'est pas comme ça que la langue évolue. Demandons-nous comment «cunnilinctus» est devenu «cunnilingus», comment «phantasme» est devenu «fantasme», comment «Colombie britannique» est devenue «Colombie-Britannique» (il y a des exemples équivalents sur les autres plans linguistiques).
Eh bien, par erreur, par souci de cohérence éditoriale, mais le plus souvent sans doute par simple insistance de l'usage cautionné par les instances de publication — et non par les organes de l'État, qui arrivent plus tard dans l'histoire.
Or, je n'ai jamais senti la même pression dans le cas de «boîte» ou de «corolle». Il se peut que je sois le seul à n'avoir rien remarqué. J'attends qu'on me renseigne.
CONVAINCRE
Finalement, s'il est vrai que l'ambition est de «contribuer au renforcement, à l'illustration et au rayonnement de la langue française à travers le monde», il me semble que c'est plutôt mal engagé.
Le Conseil et les autres instances de défense et de légitimation de la langue française feraient mieux, à cet égard, d'essayer de convaincre les scientifiques d'écrire en français, de renforcer la formation des maîtres et autres pédagogues, et d'intervenir peut-être plus souvent sur la place publique pour dénoncer les fautes, le laxisme ou les dérives de la langue.
Entre-temps, l'opération aura coûté cher, en argent bien sûr, mais surtout en énergie.
En ce qui me concerne, je préférerais qu'on laisse vivre la langue de sa vie propre, avec ses lenteurs et ses ajustements progressifs, mais aussi avec ce que notre esprit autoritaire appelle, dans ses moments chagrins, ses incohérences.
5 oct. 2005
http://www.ledevoir.com/non-classe/91878/a-propos-de-la-reforme-orthographique-les-doutes-d-un-editeur
Je voudrais rapidement commenter, dans ce qui suit, cette affaire d'orthographe rectifiée.
Comme on sait, le Conseil supérieur de la langue française ( http://www.cslf.gouv.qc.ca/ )
a proposé un ensemble de réformes orthographiques dans le but «d'unifier la graphie de certains mots, de supprimer certaines incohérences, de clarifier des situations confuses, afin de contribuer au renforcement, à l'illustration et au rayonnement de la langue française à travers le monde».
Pour mémoire, rappelons que le Conseil a été créé en 1989, que son rôle est de conseiller les pouvoirs publics en matière de langue et que la réforme actuelle résulte de propositions qu'il a élaborées dès le début des années 1990. Le temps de consulter et d'entériner, et voilà plus d'une dizaine d'années de passées.
L'entreprise a été cautionnée par l'Académie française et par d'autres organes francophones compétents, au Québec, le Conseil de la langue française.
Des dictionnaires et des grammaires, des correcteurs informatiques, des publications et l'enseignement ont déjà intégré ces rectifications ou vont le faire progressivement.
Dans le site Internet où on explique le projet et ses propositions, on se flatte qu'«un magazine édité par de grandes surfaces belges applique désormais la nouvelle orthographe», et le journal de l'Université de Montréal, Forum, a prévenu ses lecteurs qu'il avait pris, enthousiaste, «le train de l'orthographe "rectifiée"».
Il y aurait ainsi quelque 2000 mots touchés par l'opération. Cela vise, par exemple, les adjectifs numéraux composés, qui prendraient désormais des traits d'union partout (cent-un, trois-millièmes); les mots composés de forme «verbe plus nom» (coupe-gorge) ou «préposition plus nom» (sans-abri), dont la partie nominale s'accorderait toujours en nombre; ou encore l'accent circonflexe qui disparaîtrait sur certains mots (disparaitre, cout).
Mon commentaire sera fait du point de vue de l'éditeur. Ce point de vue en vaut-il un autre? Peut-être. Dans une civilisation de l'écrit, je crois pourtant que le standard linguistique émerge de l'usage imprimé de la langue et que ce sont les décisions éditoriales qui, en cette matière, font la norme. Norme souple, évidemment, sans sanction et sans unanimité, mais norme quand même avec son noyau dur soutenu par la pratique et sa périphérie un peu plus malléable.
LES VESTALES
Avec d'autres, les éditeurs sont ceux que Cavanna appelle les vestales (Mignonne, allons voir si la rose, p. 205): «Les véritables gardiens de la pureté de la langue, les vestales du bien écrire, ce ne sont pas les spécialistes de la décortication pontifiante, linguistes, grammairiens, enseignants, académiciens... Ce ne sont pas davantage les écrivains, à qui l'on ne demande que du talent — du génie, pourquoi pas? — et des idées. Les vestales qui veillent sur la flamme sont les gens de l'imprimé: éditeurs, typographes, correcteurs.»
C'est dans la dialectique qui s'institue, à travers ces «vestales», au fil du temps, entre la tradition et l'innovation, les règles et la transgression des règles (orthographiques, syntaxiques, sémantiques, etc.) que la norme linguistique apparaît et se transforme.
Je ne sais pas si le Conseil supérieur de la langue française a consulté ces gens avant de s'engager dans un processus de rectification orthographique. Peut-être. Mais je n'en sens pas la présence ni la sensibilité, tout ouverte en général à la nuance commandée par les circonstances.
Il ne faut pas, avec la langue, procéder de manière mécanique, comme on a tendance à le faire avec la féminisation, particulièrement au Québec, en ajoutant bêtement un «e» à n'importe quel substantif masculin (professeure, acteure, commise et témoine).
Pour dire le fond de ma pensée, je crois que tout ce projet de rectification orthographique est inutile, coûteux et mal mené.
L'EFFORT
Je ne voudrais pas, pour étayer cette opinion, pinailler sur telle et telle nouvelle graphie en particulier. (Mais je n'oublie pas, cela dit, qu'on m'a déjà appris que l'accent circonflexe sur les mots «goût» et «coût» était là pour quelque chose, qu'on perdra de vue en le supprimant.)
Je m'en tiendrai plutôt à quelques remarques générales et de principe, tout d'abord que la langue écrite doit s'apprendre — hélas, avec efforts. La difficulté ne sera pas supprimée d'un coup de rectification, même la plus cartésienne; elle ne sera que déplacée.
Deuxièmement, dans le cas de la langue française, qui est celle qui nous occupe, si l'ambition est, je ne dis pas d'éliminer mais simplement de réduire les exceptions, les anomalies, les incohérences, alors la tâche — et je ne m'en tiens qu'à l'orthographe — est titanesque. À ceux qui en doutent, je suggère de consulter n'importe quel guide des difficultés de la langue — auxquelles je pourrais ajouter mon propre témoignage de néo-francophone.
Les réformes qu'on propose aujourd'hui, nouvelles anomalies dans l'ancien désordre, me semblent donc contribuer à compliquer les choses plus qu'à gommer les aspérités.
COMMENT LA LANGUE ÉVOLUE
Plus important peut-être est ceci. La langue se transforme, fond et forme, sur le terrain, au fur et à mesure qu'on parle, qu'on écrit et qu'on publie. Et selon que le sas des «vestales» est à petits ou à gros trous. Les instances de légitimation (conseils, offices et autres académies), qui tirent dans divers dictionnaires et grammaires le portrait de la langue de temps en temps et qui, ce faisant, fixent un moment de l'idiome et placent du même coup des bornes très utiles pour son histoire, ne sont pas des instances de législation. Leur rôle est de prendre acte, d'opiner du bonnet, de faire des remontrances, de rappeler à l'ordre, de suggérer des voies. Non de décréter.
C'est — même si la manière est celle civile et bonhomme, publicitaire, en fait, de ceux qui ne veulent rien imposer — pourtant vers cela que penchent ces recommandations. Ce qui exacerbe une attitude déjà rétive.
Pour ma part, en tout cas, et voilà quand même quelques années que je fréquente livres et manuscrits, il me semble que ce n'est pas comme ça que la langue évolue. Demandons-nous comment «cunnilinctus» est devenu «cunnilingus», comment «phantasme» est devenu «fantasme», comment «Colombie britannique» est devenue «Colombie-Britannique» (il y a des exemples équivalents sur les autres plans linguistiques).
Eh bien, par erreur, par souci de cohérence éditoriale, mais le plus souvent sans doute par simple insistance de l'usage cautionné par les instances de publication — et non par les organes de l'État, qui arrivent plus tard dans l'histoire.
Or, je n'ai jamais senti la même pression dans le cas de «boîte» ou de «corolle». Il se peut que je sois le seul à n'avoir rien remarqué. J'attends qu'on me renseigne.
CONVAINCRE
Finalement, s'il est vrai que l'ambition est de «contribuer au renforcement, à l'illustration et au rayonnement de la langue française à travers le monde», il me semble que c'est plutôt mal engagé.
Le Conseil et les autres instances de défense et de légitimation de la langue française feraient mieux, à cet égard, d'essayer de convaincre les scientifiques d'écrire en français, de renforcer la formation des maîtres et autres pédagogues, et d'intervenir peut-être plus souvent sur la place publique pour dénoncer les fautes, le laxisme ou les dérives de la langue.
Entre-temps, l'opération aura coûté cher, en argent bien sûr, mais surtout en énergie.
En ce qui me concerne, je préférerais qu'on laisse vivre la langue de sa vie propre, avec ses lenteurs et ses ajustements progressifs, mais aussi avec ce que notre esprit autoritaire appelle, dans ses moments chagrins, ses incohérences.