
Cet épisode, évoqué dans la sourate 37, ressort au thème coranique de l’épreuve (balâ’), qui agit comme une véritable pédagogie spirituelle à l’adresse des croyants et à fortiori des prophètes : l’élection et l’investiture ont pour passage obligé la purification. Abraham (Ibrâhîm en arabe) a été choisi comme « ami intime de Dieu » (khalîl Allâh) parce qu’il a subi avec succès maintes épreuves1.
- « Ô mon fils, je vois en rêve que je t’égorge. Qu’en penses-tu ? »
- « Père, répondit le fils, fais ce qui t’est ordonné. Tu me trouveras, si Dieu veut, parmi ceux qui supportent [l’épreuve] » (Cor. 37 : 102).
Tous les traducteurs rendent ce passage au temps passé (« Ô mon fils, j’ai vu en rêve que... »), mais il importe de restituer le présent employé dans le texte arabe, car celui-ci a pour fonction de susciter l’instantanéité de la visiond’Abraham.
- « Lorsqu’ils se furent tous deux abandonnés à la volonté divine (aslamâ) et qu’Abraham eut couché son fils le front contre terre, Nous l’appelâmes : " Ô Abraham, tu as ajouté foi à la vision !
- « Voici certes l’épreuve évidente » (106) : épreuve suprême de soumission à Dieu que de se croire contraint d’égorger son fils !
Dans son cas, la réalisation ultime de l’Unicité (tawhîd) supposait la destruction de tout penchant naturel, de tout résidu égotique, forme subtile d’idolâtrie.
- « Nous le rachetâmes par un sacrifice solennel » (107), car l’enjeu est immense.
Un bélier venant, selon la tradition, du paradis, et conduit sur terre par l’ange Gabriel pour le sacrifice, se substitue au fils : grâce à ce transfert, Dieu rachète à Abraham toute sa descendance, prophétique et autre, afin de mieux la préserver et la bénir.
Ainsi, « Nous perpétuâmes [le souvenir d’Abraham] parmi les générations postérieures (108). Paix sur Abraham ! » (109) : après la soumission (islâm) vient la paix (salâm).
L’animal, être pur parce qu’il connaît par intuition directe son Créateur, à l’instar des règnes minéral et végétal (Ibn ‘Arabî), peut en effet prendre la place d’un humain pur, prophète et fils de prophète.
Par son sacrifice consenti, il permet aux « fils d’Adam » - et pas seulement d’Abraham - de régénérer leurs énergies vitale et spirituelle.
En aucun endroit de ce récit, le Coran ne mentionne si le fils offert en oblation est Ismaël, père des Arabes, fils de la servante Agar jalousée par Sara, ou Isaac, son frère cadet, père des Juifs.
Cette imprécision a partagé les auteurs musulmans, chacun tirant argument de façon opposée des mêmes passages coraniques en faveur d’Isaac ou d’Ismaël.
Dans une perspective islamique, il était tentant d’identifier la victime du sacrifice à Ismaël.
En effet, celui-ci a aidé Abraham à bâtir la Kaaba de La Mecque (Cor. 2 : 125-127), et certains rites actuels du Pèlerinage (Hajj), tels que la lapidation de Satan, trouvent leur fondement dans le sacrifice qui aurait eu lieu à Mina, un des sites du Hajj.
Pourtant, la plupart des commentateurs ne cèdent pas à cette tentation, et étalent au grand jour les divergences d’opinion.
Voici un bel exemple du pluralisme régnant au sein de la pensée musulmane médiévale.
Il n’empêche que la commémoration du sacrifice d’Abraham, actualisée chaque année par le sacrifice d’animaux, est devenue la « grande fête » (al-‘îd al-kabîr) des musulmans, célébrée le 10 de Dhû l-Hijja, mois du Pèlerinage.
Le Hajj, ceux qui l’ont accompli le savent bien, est une épreuve : répétition du Jugement dernier, il est mort à ce monde et résurrection.
À l’instar de la bête, le pèlerin est l’offrande sacrificielle dont le parcours rituel permet à la communauté musulmane, et au-delà à l’humanité, de se régénérer.
Si le sacrifice animal garde aujourd’hui toute sa pertinence, et si le partage et le don de la viande perpétuent « l’hospitalité sacrée » d’Abraham, il importe de ne pas perdre de vue le sens premier du sacrifice : la purification intérieure.