samedi 30 mai 2009
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LA BATAILLE DES PLAINES: UNE POLÉMIQUE DE NOTRE TEMPS
Martin Pâquet, Professeur Département d'histoire, université Laval
Devoir 18 février 2009
http://www.ledevoir.com/2009/02/18/234442.html
Le programme de la Commission des champs de bataille nationaux (CCBN) à propos du 250e anniversaire de la bataille des plaines d'Abraham suscite une vive polémique. Que reflète-elle? Par-delà les aspects les plus évidents déjà relevés, je discerne comme historien du politique deux autres dimensions qui causent des problèmes: l'enjeu éthique et un rapport faussé au temps.
Dans nos sociétés contemporaines, les citoyens expriment couramment des enjeux éthiques dans les grands débats politiques: des scandales aux élections, de la reconnaissance de la différence aux revendications sociales et historiques.
Valorisant des principes de vie en commun, plusieurs citoyens se montrent ainsi soucieux de la transparence des institutions et des décisions, de l'intégrité des responsables, du respect dû aux individus peu importe leur condition. Leurs exigences éthiques se font donc pressantes dans ces débats, d'où les fortes critiques contre le cynisme ambiant du monde politique. Enfin, en prenant la parole au nom de ces principes éthiques, ces citoyens se donnent une habilitation de juger en la matière.
L'histoire et la mémoire participent chacune à leur manière à ces enjeux éthiques. On s'attend de l'histoire, comme connaissance du passé, que cette discipline scientifique réponde à un devoir de vérité et d'adéquation avec la réalité empirique, en luttant contre l'oubli.
De même, la mémoire, qui fonde l'appartenance à une communauté transgénérationnelle, est soumise à un autre devoir, celui d'une justice réparant les torts du passé et du présent pour mieux se projeter dans l'avenir.
Dès lors, l'histoire et la mémoire commandent une double exigence éthique dans la façon de se rappeler et de se représenter, un respect des êtres qui ont vécu et un respect de ceux et celles qui sont nos contemporains.
Avec un bal masqué et une reconstitution de la bataille -- deux activités à caractère ludique --, le programme de la CCBN proposait deux usages du passé qui évacuent l'exigence éthique. Cette évacuation est d'autant plus dommageable qu'il s'agit d'un événement passé violent et lourdement chargé sur un plan symbolique: une bataille avec vainqueurs et vaincus.
Ainsi, plutôt que de chercher une compréhension la plus complète du passé, ces deux activités présentent l'un des moments les plus importants de l'histoire québécoise comme un jeu. La volonté de se divertir l'emporte sur le désir de comprendre.
Agissant comme simulacres, ces usages du passé posent un problème éthique contemporain.
D'abord, dépourvus de solennité, ils ne témoignent pas du nécessaire respect dû aux faits historiques dans leur entièreté et aux personnes qui sont mortes ou qui ont tout perdu dans le contexte de la bataille de 1759, sans compter le respect de ceux et celles qui, aujourd'hui, définissent leur appartenance relativement à cet événement historique.
D'où la colère de plusieurs citoyens devant ces deux activités et leur promotion. Elles tronquent des éléments importants du passé -- soit la pleine violence du conflit -- et leur caractère trivial semble dégrader l'un des repères mémoriels de l'appartenance collective.
Qui plus est, la transparence douteuse de l'opération promotionnelle et l'apparence de partialité des responsables nourrissent encore plus les préventions des citoyens, qui s'expriment en nombre sur les forums de discussion, les lignes ouvertes et les courriers des lecteurs.
Lorsqu'ils ne versent pas dans la menace, leurs appels au respect du passé et du présent traduisent ainsi leurs exigences éthiques.
UN RAPPORT FAUSSÉ AU TEMPS
En donnant dans le divertissement à des fins soi-disant pédagogiques, le bal masqué et la reconstitution de la bataille révèlent un autre problème contemporain, celui de notre rapport faussé au temps.
En effet, l'esprit ludique favorise l'affect au détriment de l'intellect, l'immédiat et le détail au détriment du long terme et de l'ensemble.
Dès lors, comme ce fut le cas au moment du 400e anniversaire de la fondation de Québec, il s'agit de «célébrer le présent», pour reprendre les mots d'une ancienne ministre fédérale, ce présent hypertrophié et... si présent.
Pourquoi? Parce que les individus s'inscrivent de moins en moins dans une trame transhistorique. D'abord, l'avenir apparaît incertain et inquiétant. Aujourd'hui, à l'instar des projets souverainistes et fédéralistes, les projets de société offrent peu de perspectives emballantes pour les citoyens.
On les comprend: trop souvent en ce début de millénaire, l'utopie se ramène à la gestion actuarielle, sans grands aboutissements dans un proche avenir.
L'action politique ne se projette plus alors vers un futur pensable, mais se donne le présent comme valeur refuge.
Vivre et accepter le moment présent devient donc un mot d'ordre.
Ensuite, notre conception du passé s'amenuise de deux façons. Pour plusieurs, le passé doit être révolu et ses résurgences leur apparaissent dangereuses car elles peuvent remettre en cause l'ordre présent.
C'est la signification que prend cette controverse chez Stephen Harper: la bataille des Plaines lui est «un événement historique» définitivement consommé et seuls ses adversaires souverainistes ont intérêt à la rappeler car ils veulent diviser le pays.
(diviser SON pays)
Pour d'autres, le passé apparaît aussi comme une chronique éclatée et discontinue, avec des anniversaires ponctuels que l'on peut mettre en marché dans cette société du spectacle.
Ainsi, on entretient un culte de la date marquante où chaque consommateur peut attribuer la signification qui lui convient présentement, sans la comprendre nécessairement dans une continuité transhistorique.
L'anniversaire devient un produit à consommation immédiate et acquiert une valeur marchande, facilement commercialisable dans le présent. Ainsi, la promotion commerciale de 2008 fut 1608, et 1759 devient celle de 2009. En 2010, une nouvelle saveur du jour prendra l'affiche: le 50e anniversaire de la Révolution tranquille, le 125e de la pendaison de Louis Riel, le 170e de l'Acte d'Union.
Sans souci de leur signification première, leur remémoration découlera de leur potentiel de rentabilité commerciale et d'exposition médiatique.
UNE POLÉMIQUE EXEMPLAIRE
La controverse est-elle achevée? J'en doute. Le contentieux politique demeure, mais surtout l'exigence éthique investit toujours nos débats publics, et notre rapport au temps reste constamment axé sur le présent.
La controverse de la bataille des Plaines est donc exemplaire puisqu'elle est une polémique de notre temps.
Martin Pâquet, Professeur Département d'histoire, université Laval
Devoir 18 février 2009
http://www.ledevoir.com/2009/02/18/234442.html
Le programme de la Commission des champs de bataille nationaux (CCBN) à propos du 250e anniversaire de la bataille des plaines d'Abraham suscite une vive polémique. Que reflète-elle? Par-delà les aspects les plus évidents déjà relevés, je discerne comme historien du politique deux autres dimensions qui causent des problèmes: l'enjeu éthique et un rapport faussé au temps.
Dans nos sociétés contemporaines, les citoyens expriment couramment des enjeux éthiques dans les grands débats politiques: des scandales aux élections, de la reconnaissance de la différence aux revendications sociales et historiques.
Valorisant des principes de vie en commun, plusieurs citoyens se montrent ainsi soucieux de la transparence des institutions et des décisions, de l'intégrité des responsables, du respect dû aux individus peu importe leur condition. Leurs exigences éthiques se font donc pressantes dans ces débats, d'où les fortes critiques contre le cynisme ambiant du monde politique. Enfin, en prenant la parole au nom de ces principes éthiques, ces citoyens se donnent une habilitation de juger en la matière.
L'histoire et la mémoire participent chacune à leur manière à ces enjeux éthiques. On s'attend de l'histoire, comme connaissance du passé, que cette discipline scientifique réponde à un devoir de vérité et d'adéquation avec la réalité empirique, en luttant contre l'oubli.
De même, la mémoire, qui fonde l'appartenance à une communauté transgénérationnelle, est soumise à un autre devoir, celui d'une justice réparant les torts du passé et du présent pour mieux se projeter dans l'avenir.
Dès lors, l'histoire et la mémoire commandent une double exigence éthique dans la façon de se rappeler et de se représenter, un respect des êtres qui ont vécu et un respect de ceux et celles qui sont nos contemporains.
Avec un bal masqué et une reconstitution de la bataille -- deux activités à caractère ludique --, le programme de la CCBN proposait deux usages du passé qui évacuent l'exigence éthique. Cette évacuation est d'autant plus dommageable qu'il s'agit d'un événement passé violent et lourdement chargé sur un plan symbolique: une bataille avec vainqueurs et vaincus.
Ainsi, plutôt que de chercher une compréhension la plus complète du passé, ces deux activités présentent l'un des moments les plus importants de l'histoire québécoise comme un jeu. La volonté de se divertir l'emporte sur le désir de comprendre.
Agissant comme simulacres, ces usages du passé posent un problème éthique contemporain.
D'abord, dépourvus de solennité, ils ne témoignent pas du nécessaire respect dû aux faits historiques dans leur entièreté et aux personnes qui sont mortes ou qui ont tout perdu dans le contexte de la bataille de 1759, sans compter le respect de ceux et celles qui, aujourd'hui, définissent leur appartenance relativement à cet événement historique.
D'où la colère de plusieurs citoyens devant ces deux activités et leur promotion. Elles tronquent des éléments importants du passé -- soit la pleine violence du conflit -- et leur caractère trivial semble dégrader l'un des repères mémoriels de l'appartenance collective.
Qui plus est, la transparence douteuse de l'opération promotionnelle et l'apparence de partialité des responsables nourrissent encore plus les préventions des citoyens, qui s'expriment en nombre sur les forums de discussion, les lignes ouvertes et les courriers des lecteurs.
Lorsqu'ils ne versent pas dans la menace, leurs appels au respect du passé et du présent traduisent ainsi leurs exigences éthiques.
UN RAPPORT FAUSSÉ AU TEMPS
En donnant dans le divertissement à des fins soi-disant pédagogiques, le bal masqué et la reconstitution de la bataille révèlent un autre problème contemporain, celui de notre rapport faussé au temps.
En effet, l'esprit ludique favorise l'affect au détriment de l'intellect, l'immédiat et le détail au détriment du long terme et de l'ensemble.
Dès lors, comme ce fut le cas au moment du 400e anniversaire de la fondation de Québec, il s'agit de «célébrer le présent», pour reprendre les mots d'une ancienne ministre fédérale, ce présent hypertrophié et... si présent.
Pourquoi? Parce que les individus s'inscrivent de moins en moins dans une trame transhistorique. D'abord, l'avenir apparaît incertain et inquiétant. Aujourd'hui, à l'instar des projets souverainistes et fédéralistes, les projets de société offrent peu de perspectives emballantes pour les citoyens.
On les comprend: trop souvent en ce début de millénaire, l'utopie se ramène à la gestion actuarielle, sans grands aboutissements dans un proche avenir.
L'action politique ne se projette plus alors vers un futur pensable, mais se donne le présent comme valeur refuge.
Vivre et accepter le moment présent devient donc un mot d'ordre.
Ensuite, notre conception du passé s'amenuise de deux façons. Pour plusieurs, le passé doit être révolu et ses résurgences leur apparaissent dangereuses car elles peuvent remettre en cause l'ordre présent.
C'est la signification que prend cette controverse chez Stephen Harper: la bataille des Plaines lui est «un événement historique» définitivement consommé et seuls ses adversaires souverainistes ont intérêt à la rappeler car ils veulent diviser le pays.
(diviser SON pays)
Pour d'autres, le passé apparaît aussi comme une chronique éclatée et discontinue, avec des anniversaires ponctuels que l'on peut mettre en marché dans cette société du spectacle.
Ainsi, on entretient un culte de la date marquante où chaque consommateur peut attribuer la signification qui lui convient présentement, sans la comprendre nécessairement dans une continuité transhistorique.
L'anniversaire devient un produit à consommation immédiate et acquiert une valeur marchande, facilement commercialisable dans le présent. Ainsi, la promotion commerciale de 2008 fut 1608, et 1759 devient celle de 2009. En 2010, une nouvelle saveur du jour prendra l'affiche: le 50e anniversaire de la Révolution tranquille, le 125e de la pendaison de Louis Riel, le 170e de l'Acte d'Union.
Sans souci de leur signification première, leur remémoration découlera de leur potentiel de rentabilité commerciale et d'exposition médiatique.
UNE POLÉMIQUE EXEMPLAIRE
La controverse est-elle achevée? J'en doute. Le contentieux politique demeure, mais surtout l'exigence éthique investit toujours nos débats publics, et notre rapport au temps reste constamment axé sur le présent.
La controverse de la bataille des Plaines est donc exemplaire puisqu'elle est une polémique de notre temps.