dimanche 31 mai 2009
559
AXE DU MAL
AFFAIRE HARIRI : APRÈS LA SYRIE, LE HEZBOLLAH ET L’IRAN MIS EN ACCUSATION
par Thierry Meyssan*
24 mai 2009
http://www.voltairenet.org/article160282.html
Quatre ans après l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, l’enquête internationale n’a toujours pas abouti et donne lieu à de nouvelles manipulations politiques. Loin de la rigueur qui sied à une procédure judiciaire, un article du Spiegel ouvre un nouvel épisode du feuilleton : puisqu’il a fallu renoncer à accuser la Syrie, faute de preuves, les enquêteurs proches des États-Unis et d’Israël désignent maintenant l’Iran. Ce rebondissement intervient comme un contre-feu, après qu’un journaliste états-unien s’exprimant sur Russia Today, ait accusé Dick Cheney d’avoir commandité le crime.
Le 14 février 2005, le convoi de Rafic Hariri est attaqué à Beyrouth.
A ce jour, les enquêteurs ne sont pas en mesure d’expliquer les dégâts commis qu’une explosion classique ne saurait provoquer.
Selon l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, les investigations du Tribunal spécial pour la Liban se dirigent désormais vers une mise en cause du Hezbollah dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri.
La nouvelle a immédiatement été reprise par les agences de presse occidentales tandis que le ministre des Affaires étrangères israélien, Avigdor Lieberman, a demandé le lancement d’un mandat d’arrêt international ou l’interpellation par la force du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.
Cette agitation intervient alors que, sur la chaîne de télévision publique Russia Today, le journaliste états-unien Wayne Madsen avait affirmé, deux semaines plutôt, que l’assassinat de Rafic Hariri avait été commandité par le vice-président des États-Unis de l’époque, Dick Cheney ; une nouvelle qui avait été ignorée par les agences de presse occidentales et le gouvernement israélien, mais qui avait semé le trouble au Proche-Orient dans son ensemble et au Liban en particulier [1].
Ces deux accusations ne sont pas seulement contradictoires entre elles, elles contredisent aussi les données de l’enquête officielle selon lesquelles treize terroristes islamistes sunnites, actuellement incarcérés au Liban, ont avoué leur participation à l’attentat.
Survenant en pleine campagne électorale, ces imputations n’auront pas le temps d’être sereinement débattues avant le scrutin du 7 juin.
LE POSITIONNEMENT DU SPIEGEL
L’article qui a mis le feu aux poudres en Occident sera publié dans la prochaine livraison du Spiegel. Cependant, il est déjà disponible sur le site internet du magazine, mais en version anglaise [2]. Ce choix éditorial montre que, bien que publié à Hambourg, l’article est moins destiné aux lecteurs allemands qu’à l’opinion publique internationale, voire aux Libanais.
L’auteur de l’article, Erich Follath, est un journaliste réputé qui écrit depuis trente ans sur les sujets de politique internationale les plus divers. Il s’est fait connaître, en 1985, en publiant un livre documenté de l’intérieur sur les services secrets israéliens, L’Œil de David [3]. Il est ajourd’hui membre de l’Atlantische Initiative, un groupe de pression en faveur de l’OTAN. Il ne cache pas son antipathie pour le Hezbollah, qu’il ne considère pas comme un mouvement de résistance, mais comme un « État dans l’État » et qu’il rend responsable des attentats survenus en 2002 et 2004 en Amérique latine [4].
Le Spiegel est un hebdomadaire créé en 1947, après la chute du IIIe Reich, par l’autorité d’occupation anglaise. Celle-ci en confia la direction au journaliste Rudolf Augstein. À la mort de celui-ci, en 2002, le capital a été réorganisé. Le journal appartient désormais pour un quart à la famille Augstein, pour moitié aux rédacteurs, et pour le quart restant au groupe Bertelsmann. Ce dernier est étroitement lié à l’OTAN pour le compte de laquelle il organise à Munich la conférence annuelle sur la sécurité [5].
Tout au long de son histoire, le Spiegel s’est distingué par une série de scoops qui ont profondément influé sur la vie politique allemande en détruisant bien des carrières. Généralement très bien informés, ses articles servaient toujours les intérêts anglo-américains. À droite, Franz Josef Strauß l’appelait « la Gestapo d’aujourd’hui », tandis qu’à gauche, le chancelier Willy Brandt le qualifia de « feuille de merde ».
En 2002, c’est le Spiegel qui avait été chargé de démontrer la fausseté de mon enquête sur le 11-Septembre. L’hebdomadaire avait envoyé pendant six mois une équipe contre-enquêter aux États-Unis. Elle était rentrée bredouille, les autorités US persistant à interdire aux journalistes l’accès aux sites des attentats et tout contact avec les fonctionnaires concernés. Le magazine n’en avait pas moins publié un dossier spécial pour exprimer son opposition idéologique à mes conclusions, faute de pouvoir leur opposer des contre-arguments [6].
Plus récemment, en 2008, la direction du journal a censuré un reportage de l’un de ses plus célèbres photographes, Pavel Kassim. Il avait eu le tort de prendre des clichés des crimes et des destructions commises par l’armée géorgienne, encadrée par des officiers israéliens, en Ossétie du Sud.
Le Spiegel entendait expliquer à ses lecteurs la vulgate atlantiste selon laquelle les Géorgiens étaient d’innocentes victimes de l’Ours russe.
LES RÉVÉLATIONS DU SPIEGEL
Ceci étant posé, que nous apprend l’article d’Erich Follah ? Selon le journaliste, le Tribunal spécial pour le Liban dispose depuis un mois d’informations nouvelles mais se retient de les divulguer pour ne pas politiser l’affaire en interférant dans la campagne électorale législative libanaise. Toutefois, un ou des membres de ce tribunal lui ont donné accès à des documents internes couverts par le secret de l’instruction. Et le journaliste d’ajouter que, a contrario, la publication de son article sera dommageable pour le Hezbollah et lui fera peut-être perdre les élections.
Si le Spiegel a légitiment choisi son camp, il est déplorable que cela lui fasse rendre compte de l’enquête du Tribunal spécial sans le moindre esprit critique. La fuite organisée de l’intérieur du Tribunal pose, quant à elle, une grave question sur l’impartialité de cette juridiction.
On se souvient que, au moyen de logiciels sophistiqués, les enquêteurs libanais, assistés par la Commission d’enquête de l’ONU, avaient passé au peigne fin les 94 millions de communications téléphoniques ayant eu lieu dans la période de l’attentat à Beyrouth.
Ils avaient constaté que plusieurs numéros prépayés avaient été activés ce jour-là, qu’ils avaient émis des appels les uns vers les autres sur le parcours du convoi du président Hariri, puis n’avaient plus été utilisés, sauf pour quelques appels « sortants » [7].
Juste après avoir commis leur crime, les conspirateurs avaient tenté de joindre directement ou indirectement quatre généraux libanais, qualifiés en langage médiatique occidental de « pro-Syriens ».
Sur la base de cette présomption, le chef de la Commission de l’ONU, Detlev Mehlis, avait fait arrêter les quatre généraux le 30 août 2005 et mis en cause la Syrie. Mais ces appels sortants ne prouvant rien du tout, sinon que les conspirateurs souhaitaient désigner aux enquêteurs ces quatre généraux, les suspects ont été libérés par le Tribunal après trois ans et demi de détention préventive [8]. La Commission des Droits de l’homme de l’ONU avait qualifié cette incarcération demandée par les enquêteurs de l’ONU « d’arbitraire » [9].
Le Tribunal aurait découvert qu’un autre appel sortant a été donné depuis un des téléphones mobiles des conspirateurs. Il conduit vers une jeune femme qui s’avère être la compagne d’Abd al-Majid Ghamlush, un résistant du réseau du Hezbollah, ayant reçu une formation militaire en Iran. Au sein de la Résistance, cet individu serait placé sous les ordres d’Hajj Salim, lequel dirigerait une cellule obéissant aux seuls ordres d’Hassan Nasrallah. Salim serait donc le cerveau du complot et le secrétaire général du Hezbollah en serait le commanditaire.
Le problème est que, si cette méthode d’investigation a été jugée erronée dans le cas des quatre généraux, on ne voit pas pourquoi elle serait soudain devenue correcte pour mettre en cause le Hezbollah.
Peu importe : puisque la piste syrienne est morte, voici venir la piste iranienne. Erich Follath précise en effet que si le Hezbollah n’avait pas de mobile clair pour tuer le président Hariri, ses soutiens en Iran pouvaient en avoir.
Bref, veuillez cocher la case suivante dans la liste « Axe du Mal ».
UN TRIBUNAL TOUT AUSSI SPÉCIAL QUE LA COMMISSION
La Commission d’enquête de l’ONU avait sombré dans le ridicule avec la Justice-spectacle de son premier président, l’Allemand Detlev Mehlis, dont même le Spiegel pense le plus grand mal [10]. Elle s’était fourvoyée en recourant à de faux témoins bientôt démasqués.
Elle avait progressivement retrouvé en crédibilité avec le Belge Serge Brammertz, puis avec le Canadien Daniel Bellemare. Ce dernier ayant été nommé président du Tribunal spécial, l’on pouvait espérer que cette juridiction ferait preuve du sérieux qui avait manqué à la Commission à ses débuts.
Seulement voilà, le Tribunal dispose de ses propres enquêteurs et ceux-ci ont été choisis sur recommandation de Detlev Mehlis. M. Mehlis est un ancien procureur qui a fait sa carrière en Allemagne de l’Ouest à l’ombre de la CIA avant de travailler à Washington pour le WINEP, un think tank satellite de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) [11].
M. Mehlis, de nationalité allemande, mais éligible à la nationalité israélienne, s’entoura à Beyrouth d’une équipe majoritairement composée d’Allemands et d’Israéliens. Le nouveau chef des enquêteurs est l’Australien Nick Khaldas. En réalité un Égyptien naturalisé australien, également éligible à la nationalité israélienne [12].
Ainsi, le même groupe de pression reste aux manettes, il emploie les mêmes méthodes, et poursuit les mêmes objectifs bien éloignés de la recherche de la vérité : mettre en accusation ceux qui s’opposent aux États-Unis et à Israël au Proche-Orient.
Au demeurant, le problème ne se limite pas aux élucubrations de M. Mehlis et de ses amis, il concerne le Tribunal spécial, ses fuites organisées dans la presse et son absence de volonté de poursuivre les pistes dont il dispose.
Durant les trois années où Detlev Mehlis et ses relais dans la presse atlantiste ont crié haro sur la Syrie et ont dénigré les juges Brammertz et Bellemare, ils ont produit un témoin miracle venu corroborer les soupçons, Mohammed Al-Siddiq. Ce personnage trouble s’est finalement rétracté après que l’on ait mis en évidence des invraisemblances dans ses propos. Il a trouvé refuge en France et devait être entendu par le Tribunal afin de comprendre qui avait voulu manipuler la Justice. Or, ce témoin avait disparu au nez et à la barbe des policiers français [13].
Ayant imprudemment noué contact avec sa famille, les services secrets syriens retrouvèrent sa trace aux Émirats arabes unis, où il fut arrêté en possession d’un faux passeport tchèque. Interrogé aux Émirats par l’équipe de Daniel Bellemare, il décrivit sur procès-verbal comment il avait été recruté, payé et protégé par quatre personnalités dont le ministre pro-US Marwan Hamade et l’oncle pro-US du président syrien, Rifaat el-Assad.
Affolé de cette découverte, le Tribunal a décidé de renoncer à citer à comparaître l’ex-témoin-clé. Son audition conduirait automatiquement à la mise en examen de ses commanditaires et tournerait les regards vers… Washington et Tel-Aviv.
Quoi qu’il en soit, les enquêteurs de l’ONU et le Tribunal spécial se grandiraient en examinant la piste Cheney avec l’acharnement dont ils ont fait preuve pour la piste syrienne et qu’ils retrouvent pour la piste iranienne.
Thierry Meyssan
Analyste politique, fondateur du Réseau Voltaire. Dernier ouvrage paru : L’Effroyable imposture 2 (le remodelage du Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban).
[1] « Dick Cheney aurait commandité l’assassinat de Rafic Hariri », Réseau Voltaire, 7 mai 2009.
[2] « New Evidence Points to Hezbollah in Hariri Murder », par Erich Follath, Spiegel Online, 23 mai 2009.
[3] Das Auge Davids. Die geheimen Kommandounternehmen der Israelis, par Erich Follath, Goldmann Wilhelm éd, 1985. Ouvragé réédité, en 1989, par le groupe Bertelsmann.
[4] Sur cette intox, lire « Washington veut réécrire les attentats de Buenos-Aires », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 13 juillet 2006.
[5] « La Fondation Bertelsmann au service d’un marché transatlantique et d’une gouvernance mondiale », par Pierre Hillard, Réseau Voltaire, 20 mai 2009. Pour approfondir : La Fondation Bertelsmann et la « gouvernance » mondiale, par Pierre Hillard, François-Xavier Guibert éd., 2009, 160 pp.
[6] Reconnaissons au Spiegel l’honnêteté d’avoir au moins essayé de contre-enquêter, ce qu’aucun autre grand médias n’a tenté de faire. Observons au passage que certains auteurs m’ont reproché de ne pas avoir fait ce qu’ils n’ont pas fait et que le Spiegel a constaté qu’il était impossible de faire : investiguer sur les lieux des attentats dont l’accès est interdit aux médias au nom du Secret-Défense.
[7] « Utilisation de cartes téléphoniques prépayées » (§148 à 152 et §199 à 203) in Premier rapport de la Commission Detlev Mehlis sur l’assassinat de Rafic Hariri.
[8] « Affaire Hariri : l’ONU clôt la piste syrienne et libère les quatre généraux libanais », Réseau Voltaire, 29 avril 2009.
[9] « Rapport du Groupe de travail de la Commission des droits de l’homme de l’ONU sur les détentions arbitraires », 29 janvier 2008.
[10] « La commission Mehlis discréditée », par Talaat Ramih ; « Attentat contre Rafic Hariri : Une enquête biaisée ? », entretien de Jürgen Cain Kulbel avec Silvia Cattori, Réseau Voltaire, 9 décembre 2005 et 15 septembre 2006.
[11] L’AIPAC se définit comme le lobby ro-israélien aux USA. Voir Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, par John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, La Découverte éd. (2009), 500 pp.
[12] « Un étrange enquêteur nommé au Tribunal spécial de l’ONU pour le Liban », Réseau Voltaire, 22 décembre 2008.
[13] « Kouchner a « perdu » le témoin-clé de l’enquête Hariri », par Jürgen Cain Külbel, Réseau Voltaire, 21 avril 2008.
AFFAIRE HARIRI : APRÈS LA SYRIE, LE HEZBOLLAH ET L’IRAN MIS EN ACCUSATION
par Thierry Meyssan*
24 mai 2009
http://www.voltairenet.org/article160282.html
Quatre ans après l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, l’enquête internationale n’a toujours pas abouti et donne lieu à de nouvelles manipulations politiques. Loin de la rigueur qui sied à une procédure judiciaire, un article du Spiegel ouvre un nouvel épisode du feuilleton : puisqu’il a fallu renoncer à accuser la Syrie, faute de preuves, les enquêteurs proches des États-Unis et d’Israël désignent maintenant l’Iran. Ce rebondissement intervient comme un contre-feu, après qu’un journaliste états-unien s’exprimant sur Russia Today, ait accusé Dick Cheney d’avoir commandité le crime.
Le 14 février 2005, le convoi de Rafic Hariri est attaqué à Beyrouth.
A ce jour, les enquêteurs ne sont pas en mesure d’expliquer les dégâts commis qu’une explosion classique ne saurait provoquer.
Selon l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, les investigations du Tribunal spécial pour la Liban se dirigent désormais vers une mise en cause du Hezbollah dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri.
La nouvelle a immédiatement été reprise par les agences de presse occidentales tandis que le ministre des Affaires étrangères israélien, Avigdor Lieberman, a demandé le lancement d’un mandat d’arrêt international ou l’interpellation par la force du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.
Cette agitation intervient alors que, sur la chaîne de télévision publique Russia Today, le journaliste états-unien Wayne Madsen avait affirmé, deux semaines plutôt, que l’assassinat de Rafic Hariri avait été commandité par le vice-président des États-Unis de l’époque, Dick Cheney ; une nouvelle qui avait été ignorée par les agences de presse occidentales et le gouvernement israélien, mais qui avait semé le trouble au Proche-Orient dans son ensemble et au Liban en particulier [1].
Ces deux accusations ne sont pas seulement contradictoires entre elles, elles contredisent aussi les données de l’enquête officielle selon lesquelles treize terroristes islamistes sunnites, actuellement incarcérés au Liban, ont avoué leur participation à l’attentat.
Survenant en pleine campagne électorale, ces imputations n’auront pas le temps d’être sereinement débattues avant le scrutin du 7 juin.
LE POSITIONNEMENT DU SPIEGEL
L’article qui a mis le feu aux poudres en Occident sera publié dans la prochaine livraison du Spiegel. Cependant, il est déjà disponible sur le site internet du magazine, mais en version anglaise [2]. Ce choix éditorial montre que, bien que publié à Hambourg, l’article est moins destiné aux lecteurs allemands qu’à l’opinion publique internationale, voire aux Libanais.
L’auteur de l’article, Erich Follath, est un journaliste réputé qui écrit depuis trente ans sur les sujets de politique internationale les plus divers. Il s’est fait connaître, en 1985, en publiant un livre documenté de l’intérieur sur les services secrets israéliens, L’Œil de David [3]. Il est ajourd’hui membre de l’Atlantische Initiative, un groupe de pression en faveur de l’OTAN. Il ne cache pas son antipathie pour le Hezbollah, qu’il ne considère pas comme un mouvement de résistance, mais comme un « État dans l’État » et qu’il rend responsable des attentats survenus en 2002 et 2004 en Amérique latine [4].
Le Spiegel est un hebdomadaire créé en 1947, après la chute du IIIe Reich, par l’autorité d’occupation anglaise. Celle-ci en confia la direction au journaliste Rudolf Augstein. À la mort de celui-ci, en 2002, le capital a été réorganisé. Le journal appartient désormais pour un quart à la famille Augstein, pour moitié aux rédacteurs, et pour le quart restant au groupe Bertelsmann. Ce dernier est étroitement lié à l’OTAN pour le compte de laquelle il organise à Munich la conférence annuelle sur la sécurité [5].
Tout au long de son histoire, le Spiegel s’est distingué par une série de scoops qui ont profondément influé sur la vie politique allemande en détruisant bien des carrières. Généralement très bien informés, ses articles servaient toujours les intérêts anglo-américains. À droite, Franz Josef Strauß l’appelait « la Gestapo d’aujourd’hui », tandis qu’à gauche, le chancelier Willy Brandt le qualifia de « feuille de merde ».
En 2002, c’est le Spiegel qui avait été chargé de démontrer la fausseté de mon enquête sur le 11-Septembre. L’hebdomadaire avait envoyé pendant six mois une équipe contre-enquêter aux États-Unis. Elle était rentrée bredouille, les autorités US persistant à interdire aux journalistes l’accès aux sites des attentats et tout contact avec les fonctionnaires concernés. Le magazine n’en avait pas moins publié un dossier spécial pour exprimer son opposition idéologique à mes conclusions, faute de pouvoir leur opposer des contre-arguments [6].
Plus récemment, en 2008, la direction du journal a censuré un reportage de l’un de ses plus célèbres photographes, Pavel Kassim. Il avait eu le tort de prendre des clichés des crimes et des destructions commises par l’armée géorgienne, encadrée par des officiers israéliens, en Ossétie du Sud.
Le Spiegel entendait expliquer à ses lecteurs la vulgate atlantiste selon laquelle les Géorgiens étaient d’innocentes victimes de l’Ours russe.
LES RÉVÉLATIONS DU SPIEGEL
Ceci étant posé, que nous apprend l’article d’Erich Follah ? Selon le journaliste, le Tribunal spécial pour le Liban dispose depuis un mois d’informations nouvelles mais se retient de les divulguer pour ne pas politiser l’affaire en interférant dans la campagne électorale législative libanaise. Toutefois, un ou des membres de ce tribunal lui ont donné accès à des documents internes couverts par le secret de l’instruction. Et le journaliste d’ajouter que, a contrario, la publication de son article sera dommageable pour le Hezbollah et lui fera peut-être perdre les élections.
Si le Spiegel a légitiment choisi son camp, il est déplorable que cela lui fasse rendre compte de l’enquête du Tribunal spécial sans le moindre esprit critique. La fuite organisée de l’intérieur du Tribunal pose, quant à elle, une grave question sur l’impartialité de cette juridiction.
On se souvient que, au moyen de logiciels sophistiqués, les enquêteurs libanais, assistés par la Commission d’enquête de l’ONU, avaient passé au peigne fin les 94 millions de communications téléphoniques ayant eu lieu dans la période de l’attentat à Beyrouth.
Ils avaient constaté que plusieurs numéros prépayés avaient été activés ce jour-là, qu’ils avaient émis des appels les uns vers les autres sur le parcours du convoi du président Hariri, puis n’avaient plus été utilisés, sauf pour quelques appels « sortants » [7].
Juste après avoir commis leur crime, les conspirateurs avaient tenté de joindre directement ou indirectement quatre généraux libanais, qualifiés en langage médiatique occidental de « pro-Syriens ».
Sur la base de cette présomption, le chef de la Commission de l’ONU, Detlev Mehlis, avait fait arrêter les quatre généraux le 30 août 2005 et mis en cause la Syrie. Mais ces appels sortants ne prouvant rien du tout, sinon que les conspirateurs souhaitaient désigner aux enquêteurs ces quatre généraux, les suspects ont été libérés par le Tribunal après trois ans et demi de détention préventive [8]. La Commission des Droits de l’homme de l’ONU avait qualifié cette incarcération demandée par les enquêteurs de l’ONU « d’arbitraire » [9].
Le Tribunal aurait découvert qu’un autre appel sortant a été donné depuis un des téléphones mobiles des conspirateurs. Il conduit vers une jeune femme qui s’avère être la compagne d’Abd al-Majid Ghamlush, un résistant du réseau du Hezbollah, ayant reçu une formation militaire en Iran. Au sein de la Résistance, cet individu serait placé sous les ordres d’Hajj Salim, lequel dirigerait une cellule obéissant aux seuls ordres d’Hassan Nasrallah. Salim serait donc le cerveau du complot et le secrétaire général du Hezbollah en serait le commanditaire.
Le problème est que, si cette méthode d’investigation a été jugée erronée dans le cas des quatre généraux, on ne voit pas pourquoi elle serait soudain devenue correcte pour mettre en cause le Hezbollah.
Peu importe : puisque la piste syrienne est morte, voici venir la piste iranienne. Erich Follath précise en effet que si le Hezbollah n’avait pas de mobile clair pour tuer le président Hariri, ses soutiens en Iran pouvaient en avoir.
Bref, veuillez cocher la case suivante dans la liste « Axe du Mal ».
UN TRIBUNAL TOUT AUSSI SPÉCIAL QUE LA COMMISSION
La Commission d’enquête de l’ONU avait sombré dans le ridicule avec la Justice-spectacle de son premier président, l’Allemand Detlev Mehlis, dont même le Spiegel pense le plus grand mal [10]. Elle s’était fourvoyée en recourant à de faux témoins bientôt démasqués.
Elle avait progressivement retrouvé en crédibilité avec le Belge Serge Brammertz, puis avec le Canadien Daniel Bellemare. Ce dernier ayant été nommé président du Tribunal spécial, l’on pouvait espérer que cette juridiction ferait preuve du sérieux qui avait manqué à la Commission à ses débuts.
Seulement voilà, le Tribunal dispose de ses propres enquêteurs et ceux-ci ont été choisis sur recommandation de Detlev Mehlis. M. Mehlis est un ancien procureur qui a fait sa carrière en Allemagne de l’Ouest à l’ombre de la CIA avant de travailler à Washington pour le WINEP, un think tank satellite de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) [11].
M. Mehlis, de nationalité allemande, mais éligible à la nationalité israélienne, s’entoura à Beyrouth d’une équipe majoritairement composée d’Allemands et d’Israéliens. Le nouveau chef des enquêteurs est l’Australien Nick Khaldas. En réalité un Égyptien naturalisé australien, également éligible à la nationalité israélienne [12].
Ainsi, le même groupe de pression reste aux manettes, il emploie les mêmes méthodes, et poursuit les mêmes objectifs bien éloignés de la recherche de la vérité : mettre en accusation ceux qui s’opposent aux États-Unis et à Israël au Proche-Orient.
Au demeurant, le problème ne se limite pas aux élucubrations de M. Mehlis et de ses amis, il concerne le Tribunal spécial, ses fuites organisées dans la presse et son absence de volonté de poursuivre les pistes dont il dispose.
Durant les trois années où Detlev Mehlis et ses relais dans la presse atlantiste ont crié haro sur la Syrie et ont dénigré les juges Brammertz et Bellemare, ils ont produit un témoin miracle venu corroborer les soupçons, Mohammed Al-Siddiq. Ce personnage trouble s’est finalement rétracté après que l’on ait mis en évidence des invraisemblances dans ses propos. Il a trouvé refuge en France et devait être entendu par le Tribunal afin de comprendre qui avait voulu manipuler la Justice. Or, ce témoin avait disparu au nez et à la barbe des policiers français [13].
Ayant imprudemment noué contact avec sa famille, les services secrets syriens retrouvèrent sa trace aux Émirats arabes unis, où il fut arrêté en possession d’un faux passeport tchèque. Interrogé aux Émirats par l’équipe de Daniel Bellemare, il décrivit sur procès-verbal comment il avait été recruté, payé et protégé par quatre personnalités dont le ministre pro-US Marwan Hamade et l’oncle pro-US du président syrien, Rifaat el-Assad.
Affolé de cette découverte, le Tribunal a décidé de renoncer à citer à comparaître l’ex-témoin-clé. Son audition conduirait automatiquement à la mise en examen de ses commanditaires et tournerait les regards vers… Washington et Tel-Aviv.
Quoi qu’il en soit, les enquêteurs de l’ONU et le Tribunal spécial se grandiraient en examinant la piste Cheney avec l’acharnement dont ils ont fait preuve pour la piste syrienne et qu’ils retrouvent pour la piste iranienne.
Thierry Meyssan
Analyste politique, fondateur du Réseau Voltaire. Dernier ouvrage paru : L’Effroyable imposture 2 (le remodelage du Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban).
[1] « Dick Cheney aurait commandité l’assassinat de Rafic Hariri », Réseau Voltaire, 7 mai 2009.
[2] « New Evidence Points to Hezbollah in Hariri Murder », par Erich Follath, Spiegel Online, 23 mai 2009.
[3] Das Auge Davids. Die geheimen Kommandounternehmen der Israelis, par Erich Follath, Goldmann Wilhelm éd, 1985. Ouvragé réédité, en 1989, par le groupe Bertelsmann.
[4] Sur cette intox, lire « Washington veut réécrire les attentats de Buenos-Aires », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 13 juillet 2006.
[5] « La Fondation Bertelsmann au service d’un marché transatlantique et d’une gouvernance mondiale », par Pierre Hillard, Réseau Voltaire, 20 mai 2009. Pour approfondir : La Fondation Bertelsmann et la « gouvernance » mondiale, par Pierre Hillard, François-Xavier Guibert éd., 2009, 160 pp.
[6] Reconnaissons au Spiegel l’honnêteté d’avoir au moins essayé de contre-enquêter, ce qu’aucun autre grand médias n’a tenté de faire. Observons au passage que certains auteurs m’ont reproché de ne pas avoir fait ce qu’ils n’ont pas fait et que le Spiegel a constaté qu’il était impossible de faire : investiguer sur les lieux des attentats dont l’accès est interdit aux médias au nom du Secret-Défense.
[7] « Utilisation de cartes téléphoniques prépayées » (§148 à 152 et §199 à 203) in Premier rapport de la Commission Detlev Mehlis sur l’assassinat de Rafic Hariri.
[8] « Affaire Hariri : l’ONU clôt la piste syrienne et libère les quatre généraux libanais », Réseau Voltaire, 29 avril 2009.
[9] « Rapport du Groupe de travail de la Commission des droits de l’homme de l’ONU sur les détentions arbitraires », 29 janvier 2008.
[10] « La commission Mehlis discréditée », par Talaat Ramih ; « Attentat contre Rafic Hariri : Une enquête biaisée ? », entretien de Jürgen Cain Kulbel avec Silvia Cattori, Réseau Voltaire, 9 décembre 2005 et 15 septembre 2006.
[11] L’AIPAC se définit comme le lobby ro-israélien aux USA. Voir Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, par John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, La Découverte éd. (2009), 500 pp.
[12] « Un étrange enquêteur nommé au Tribunal spécial de l’ONU pour le Liban », Réseau Voltaire, 22 décembre 2008.
[13] « Kouchner a « perdu » le témoin-clé de l’enquête Hariri », par Jürgen Cain Külbel, Réseau Voltaire, 21 avril 2008.