Isabelle Eichenberger
6 juillet 2009
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http://www.swissinfo.ch/fre/dossiers/la_suisse_des_records/articles/Il_ne_faisait_pas_bon_etre_sorciere_en_Suisse.html?siteSect=24211&sid=10777216&rss=true&ty=st
Après Glaris en 2008, Fribourg vient de blanchir «sa» dernière sorcière, brûlée en 1731. Normal, en ces temps de réhabilitations tous azimuts et très médiatisées: la Suisse détient le record européen de cette chasse particulière.
Au Moyen Age, quand il s'agissait d'expliquer les catastrophes ou les épidémies, il fallait en punir les responsables, forcément coupables de magie et de pactes avec le diable dirigés contre la chrétienté.
Pour «faire» une sorcière, il suffisait qu'un comportement rebelle ou marginal attire l'attention, nourrisse la rumeur publique jusqu'à alerter les autorités, lesquelles déclaraient alors la chasse ouverte.
SORCIÈRES, TERRORISTES, UN MÊME FANTASME DU POUVOIR
Deuxième étape: pour condamner une sorcière, il suffisait de lui briser les jambes, de lui arracher les ongles, de lui faire le coup de la baignoire, etc. A la seule vue de ces techniques raffinées, actuellement exposées au Musée de Morat (Fribourg), on a envie d'avouer avoir tué père et mère.
Donc, c'est la torture qui faisait les sorcières. Et le fanatisme religieux. «Cette sorcellerie imaginaire, fantasmée par le pouvoir, ressemble beaucoup aux théories récentes de la lutte antiterroriste des Etats-Unis.
«Je ne nie pas la réalité des attentats, mais George W. Bush en a fait un mythe pour justifier la torture», affirme Kathrin Utz Tremp.
Du reste, le supplice de la baignoire a traversé les siècles jusqu'aux prisons de la CIA.
Cette brillante spécialiste estime que, du 15e au 18e siècle, 30'000 à 60'000 personnes ont été brûlées pour sorcellerie en Europe, dont 6000 en Suisse et 300 à Fribourg.
Un record, et même un double record. «Fribourg a été le 3e lieu en Europe à exécuter des sorcières, dès 1429. Et une des premières autorités politiques à instruire des procès en sorcellerie sans inquisiteurs religieux», souligne la médiéviste.
C'est la torture qui fait les sorcières. (WikiCommons)
LE DIABLE EST OCCIDENTAL
Au départ, c'est l'Eglise la plus orthodoxe, soutenue par le pouvoir laïc, qui s'est mise à poursuivre l'hérésie, puis la magie, au point de créer cette hérésie imaginaire.
L'Inquisition, poursuit Kathrin Utz Tremp, «avait besoin de cette sorte de 'contre-monde' dirigé par le diable, même si cela ne correspondait à aucune réalité». A partir du 16e, et surtout du 17e siècle, ce sont les pouvoirs politiques qui prennent le relais.
Ils décident que, comme la magie noire, la magie blanche, plus ou moins innocente, repose elle aussi sur un pacte préalable avec le diable.
Pour la médiéviste, ce concept se distingue de la sorcellerie actuelle dans le tiers monde, «qui ne repose pas sur une religion et d'où le diable est absent».
L'EGLISE ET L'ETAT, MÊME COMBAT
C'est ainsi que les procès pour hérésie menés par l'Eglise ont débouché sur des procès pour sorcellerie menés par l'Etat laïc, qui a eu besoin de la sorcellerie pour construire son territoire et asseoir sa juridiction, surtout dans les campagnes.
Au 15e siècle, les procès concernaient une majorité d'hommes qui ne se soumettaient pas à la cathédrale ou à la cité. Là, il y avait une notion politique de révolte.
A partir du 16e, et surtout du 17e siècle, une fois leur pouvoir bien assis, les autorités se mettent à utiliser la sorcellerie pour assurer l'ordre public et la discipline sociale.
«Et c'est là que la grande chasse a commencé», poursuit Kathrin Utz Tremp.
Cette dernière précise que la répression fit alors entre 70 et 80% de victimes féminines coupables d'être pauvres, célibataires et... femmes, comme la Catillon, exécutée en 1731 à Fribourg.
UNE HISTOIRE DE FRONTIÈRES
L'historienne relève encore que la répression a été beaucoup plus forte en Suisse romande. «L'Eglise a été confrontée à l'hérésie d'un mouvement laïc, les Waldenser, alors qu'il n'y a pas eu d'Inquisition en Suisse orientale, plutôt orientée vers la magie blanche.»
La religion a toujours joué un rôle prépondérant dans le canton du Valais, et surtout dans celui de Fribourg. «Là, il existait une sorte de contre-histoire qui faisait que l'histoire de ce canton était souvent réactionnaire. C'est pareil pour les persécutions qui partaient d'une orthodoxie très dure, apparue à la fin du 16e siècle avec la contre-réforme.»
Mais il y a aussi une explication politique, précise la médiéviste. Plus l'État était centralisé (comme la France de Louis XIV), moins il avait de peine à asseoir son autorité et, donc, moins il était enclin aux persécutions. Comme l'Empire germanique, la Suisse était (et est toujours) très morcelée.
«Dans le canton de Fribourg, les persécutions ont été très importantes dans le district de la Broye, constitué d'un enchevêtrement de petites communes, catholiques, protestantes, germanophones, francophones, etc. Plus il y a de frontières, et plus on a brûlé de sorcières.»
DU BÛCHER AUX CONTES DE FÉES
La forte médiatisation de la réhabilitation morale de la Catillon par Fribourg a suscité une grande curiosité pour l'exécution de cette femme.
Elle était bossue, pauvre, vieille, marginale et seule: le portrait craché des sorcières qui envahiront les contes de fées au 19e siècle, rassemblés alors par les frères Grimm.
Heureusement pour les sorcières d'aujourd'hui, elles peuvent dormir tranquilles car plus personne ne s'y intéresse, conclut Kathrin Utz Tremp en riant.
«Actuellement, le procès de la Catillon serait ajourné en cinq minutes et ce serait plutôt son bourreau qui aurait des problèmes!
De plus, il n'existe heureusement plus aucune loi qui vous interdise de voler sur un balai... si vous en êtes capable!»
LE ROMAN DE JOSIANE FERRARI-CLÉMENT ET LA RÉHABILITATION DE CATILLON
En 2008, l’écrivaine et historienne Josiane Ferrari-Clément a publié un roman historique sous le titre «Catillon et les écus du diable» Editions La Sarine
Elle y défend l’hypothèse que Catherine Repond devait être éliminée, parce qu’elle en savait trop sur un trafic de fausse monnaie dans lequel étaient impliqués son ami Bouquet de La Roche et quelques membres influents du patriciat fribourgeois.
Née en 1663, Catillon vit à Villarvolard, petit village qui domine aujourd'hui le lac de la Gruyère. Elle mènera une existence de bohème, sillonnant plaines et montagnes jusqu'en France et en Italie, revenant toujours dans son pays natal, trouvant ses moyens de subsistance le plus souvent dans la mendicité.
Gravitant dans un monde interlope mettant en scène des déserteurs et des «femmes à soldats», elle n'a pas d'enfant.
N'hésitant pas à faire l'impasse sur la messe dominicale, elle côtoie apparemment une bande de hors-la-loi qui utilisent notamment un four au pied du Moléson pour battre de faux écus.
Est-ce à cause de cela ou simplement en raison de sa vie hors norme? Elle a en tout cas mauvaise réputation. Lors de son procès, les témoins cités par la justice l'accuseront de mille maux.
Mauvaise langue, elle ferait tourner le lait, gâterait le goût du fromage, rendrait le bétail malade.
«Elle a été très courageuse. Elle ose notamment accuser un curé de l'avoir violentée, alors qu'elle revenait de confesse. A l'époque, c'est presque inimaginable qu'une femme de sa condition puisse mettre en cause un personnage estimé comme un religieux», note Josianne Ferrari-Clément.
Au cours du procès, Catherine Repond pointe surtout le doigt sur les agissements d'un certain Jacques Bouquet, un guérisseur qui est le père des deux enfants de sa sœur. Il a, dit-elle, installé une chaudière dans leur logis de Villarvolard pour fondre du métal et battre de la monnaie.
«Les révélations de Catillon auraient pu être compromettantes. Fribourg était dépendante de la France, partenaire économique qui lui fournissait du sel pour ses fromages, qu'elle lui revendait en retour en même temps qu'elle lui procurait des mercenaires.
Les juges ont certainement eu peur que Catillon parle trop. Aussi l'ont-ils accusée de sorcellerie pour détourner l'attention», estime l'historienne.
Catillon sera finalement étranglée puis brûlée sur la colline du Guintzet en septembre 1731, à l'âge de 68 ans.