Motion Jean-Pierre Dorand / Daniel de Roche
M1061.08
RÉHABILITATION DE CATHERINE REPOND, DITE « CATILLON »
http://admin.fr.ch/fr/data/pdf/gc/2007_11/motions/m_1061_08_f_2.pdf
RÉSUMÉ DE LA MOTION
Par motion déposée le 16 octobre 2008 et développée le même jour (BGC p. 1945), les
députés Jean-Pierre Dorand et Daniel de Roche demandent la réhabilitation de Catherine
Repond, dite « Catillon », exécutée en 1731 pour sorcellerie. Le Conseil d’Etat est invité à
soumettre au Grand Conseil « un projet de décision / d’acte » dans ce sens.
Selon les motionnaires, l’exécution de la Catillon, après des « aveux » extorqués sous la
torture, serait un assassinat judiciaire orchestré par le pouvoir oligarchique de l’époque pour
faire taire quelqu’un qui en savait trop sur les trafics commis par certains personnages
importants.
En réhabilitant des innocents condamnés il y a plus de deux siècles, le Grand Conseil pourrait :
• procéder à une prise de conscience historique. C’est le Grand Conseil qui dispose du droit
de grâce, qui permettait autrefois d’échapper à la peine de mort ;
• examiner les rapports entre un pouvoir absolu et l’individu ;
• s’interroger sur la tolérance et l’intolérance, notamment par rapport aux sorcières ;
• favoriser de nouvelles recherches historiques sur les sources de ces procès.
RÉPONSE DU CONSEIL D'ETAT
La réhabilitation récente d’Anna Göldi, dernière sorcière d’Europe, exécutée en 1782 à
Glaris, sert de modèle à la motion Dorand/de Roche.
Au-delà du sort tragique des personnes suppliciées, les démarches de réhabilitation posent un certain nombre de problèmes politiques et juridiques parfois fondamentaux.
1. D’innombrables victimes de la torture dans notre canton. Jusqu’au début du 19e siècle, la torture et les châtiments corporels ont été des instruments ordinaires du système judiciaire dans notre canton, comme dans le reste de l’Europe.
La peine de mort n’a définitivement disparu du droit pénal ordinaire qu’en 1942, mais une seule
personne a été exécutée dans notre canton après 1832 (pour plus de détails :
Schoenenweid A., L'abolition de la torture et de la peine de mort dans le canton de Fribourg
– Chronique législative d’une histoire mouvementée, à paraître in Revue fribourgeoise de
jurisprudence 2008).
Sous l’Ancien Régime, d’innombrables procès ont été faussés par le recours à la torture ;
une grande partie d’entre eux ont conduit à la mort de la personne torturée, soit par son
exécution, soit par suite des mauvais traitements infligés ou des mutilations subies.
S’agissant des procès en sorcellerie, certains auteurs parlent d’environ 1000 procès dans
notre canton au 17e siècle, d‘autres en ont répertorié 300 pour la période de 1502 à 1695
dont les terribles années 1634 (30 exécutions), 1635 (10) et 1652 (20).
Ces chiffres sont corroborés par les estimations statistiques suivantes. Au 16e siècle et
jusqu’en 1650, on comptait environ deux exécutions capitales pour 10 000 habitants en
Suisse ; dans la deuxième moitié du 17e siècle et au 18e siècle, la moyenne était d’environ
une exécution pour 10 000 habitants (Killias M., Précis de criminologie, 2e éd., Berne 2001,
n° 857).
Etant donné que le canton de Fribourg devait compter à peu près 50 000 habitants à partir de l’annexion du comté de Gruyère en 1554, on peut estimer que 150 à 200 personnes
ont été exécutées du début du 16e à la fin de 18e siècle.
Même si certaines personnes exécutées avaient commis des crimes punissables selon notre
droit actuel, on doit admettre que beaucoup d’entre elles ont subi la peine capitale parce
qu’elles avaient « avoué » sous la torture avoir commis des actes qui ne sont plus
punissables à notre époque (homosexualité, prostitution ou sorcellerie ; apostasie ou
opposition politique) ou agi dans des situations de détresse absolue (à l’instar des
nombreuses femmes tombées enceintes contre leur gré et condamnées pour infanticide).
Il est aussi incontesté que cette justice frappait en priorité les miséreux, souvent sans
proportion avec l’infraction commise.
Ainsi la mort a sanctionné parfois la récidive de vol de poules, la mendicité, le vol d’un cheval. Sans parler des victimes des « chasses aux gueux », menées officiellement avec l’appui de la population comme mesure de police.
L’affaire de la « Catillon », même si elle présente quelques particularités, s’inscrit dans cette
réalité, souvent choquante de notre point de vue moderne. Dès lors, pourquoi réhabiliter une
seule personne et pas les autres ?
Le Conseil d’Etat estime qu’une réhabilitation devrait s’étendre à toutes les victimes de la justice de l’époque : non seulement les sorcières, mais aussi les homosexuels, les minorités religieuses tels les anabaptistes (par exemple « Vaudois »), les condamnés politiques, les mères exécutées pour infanticide, et plus généralement toutes celles et tous ceux dont les aveux ont été arrachés sous la torture.
2. L’ANCIEN RÉGIME N’EST PLUS
Faudrait-il réhabiliter ces victimes individuellement ou en bloc ?
Vu le nombre de dossiers à traiter, un réexamen individuel des cas, pour autant que les dossiers judiciaires existent encore, occuperait plusieurs générations d’historiens du droit. La motion Dorand/de Roche entend réhabiliter individuellement la Catillon, mais à titre d’exemple, « en pensant à toutes celles et à tous ceux qui ont été victimes de telles iniquités ».
Qu’elle soit individuelle ou collective, une telle démarche est hautement problématique sur le
plan juridico-politique. En effet, on a toujours admis que la création de l’Etat libéral de droit
en 1831 dans la plupart des cantons et en 1848 sur le plan fédéral représentait une rupture
définitive avec la justice de l’Ancien Régime.
Prendre conscience de cette rupture, c’est affirmer les valeurs de notre Etat de droit. Il n’existe pas de continuité entre l’Ancien Régime et l’Etat libéral. Ce dernier n’a pas à assumer les crimes du régime auquel il a mis fin. Mais cela implique aussi qu’il ne peut pas corriger juridiquement les iniquités de la justice d’alors.
On notera d’ailleurs que la réhabilitation par le Régime radical de Nicolas Chenaux et de ses
compagnons ne visait pas à annuler les décisions judiciaires de l’époque, mais, comme
l’indique le titre et les considérants du décret du Grand Conseil du 4 juillet 1848 réhabilitant
la mémoire des victimes de 1781 et années suivantes (BL 1848, vol. 23) : « (…) la
république régénérée doit reconnaître aujourd’hui ces nobles dévouements, réhabiliter la
mémoire des victimes et donner à leurs descendants une éclatante satisfaction … ».
3. UNE RÉHABILITATION MORALE ET NON JURIDIQUE
Une réhabilitation prononcée aujourd’hui pour des faits remontant à l’Ancien Régime ne peut
donc être que morale : il s’agit de rétablir la mémoire des victimes. Ce processus peut aussi
prendre la forme de recherches historiques, de publications et d’autres manifestations,
comme le relève la motion.
Juridiquement, aucun instrument actuel n’est vraiment adéquat pour procéder à une telle réhabilitation. La réhabilitation n’existe plus dans le code pénal ; celle qui figurait auparavant aux articles 77ss CP était liée aux anciennes peines accessoires et n’aurait de toute manière pas été applicable dans le cas présent.
La grâce et l’amnistie supposent une condamnation encore exécutable.
Quant à une révision de ces procès par les autorités judiciaires actuelles, elle ne paraît pas réalisable tant en raison de la rupture entre notre ordre juridique et celui de l’époque qu’en raison des problèmes pratiques que cela poserait.
Une loi cantonale spéciale basée sur la compétence subsidiaire du Grand Conseil (art. 105 let. f Cst.) – à l’image de la loi fédérale de 2003 sur l’annulation des jugements pénaux prononcés contre des personnes qui, à l’époque du nazisme, ont aidé des victimes des persécutions à fuir – poserait toute une série de problèmes complexes (personnes visées, capacité d’agir des descendants, responsabilité de l’Etat, etc.). Une telle loi déborderait d’ailleurs largement le cadre de la motion.
Sur la base de ces considérations, le Conseil d’Etat estime donc que la réhabilitation de la mémoire des personnes victimes de la justice de l’Ancien Régime devrait plutôt passer par une déclaration solennelle du Grand Conseil, prenant la forme d’une résolution (art. 84 LGC), et de mesures concrètes pour favoriser l’étude de ces procès.
En conclusion, le Conseil d'Etat constate :
a. un très grand nombre de personnes ont été exécutées dans le canton sous l’Ancien Régime, la plupart du temps après avoir été torturées et pour des infractions qui ne sont plus punissables aujourd’hui. L’Etat de droit moderne a rompu avec l’Ancien Régime. Il ne peut juridiquement en annuler les décisions.
b. Catherine Repond et les victimes de la justice de l’Ancien Régime ont cependant droit à la réhabilitation de leur mémoire.
C’est pourquoi, le Conseil d’Etat vous propose de rejeter la motion dans le sens où elle réclamerait une réhabilitation juridique, mais est disposé à examiner toute proposition du Grand Conseil pour rétablir la mémoire des victimes.
Fribourg, le 27 janvier 2009